En France, la très lente révolution de la « culture palliative »
Alors que des pays étrangers mettent en avant ces soins de confort, la France accuse un retard considérable. La faute au tabou de la fin de vie parmi des soignants concentrés sur l’unique objectif de guérison.
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Fin de vie : pour les personnes handicapées, « la mort ou quelle vie ? » « Aide à mourir » : « Il faut relativiser la vision d’un corps médical farouchement opposé » À l’hôpital de Bourges, « on accepte que la mort puisse être une issue » Le droit à l’aide active à mourir, un combat féministeLe 20 décembre, lors de son interview sur France 5, Emmanuel Macron promettait un texte en février devant « parachever le modèle français des soins palliatifs ». Une belle ambition, attendue par une grande majorité de Français opposée à l’obstination déraisonnable – le nouveau nom pour parler d’acharnement thérapeutique – et rassemblée en faveur d’une fin de vie sans douleur en cas de maladie incurable. Le texte, maintes fois repoussé, sera finalement présenté avant l’été.
Contrairement au projet de loi sur l’aide active à mourir, la nouvelle stratégie décennale des soins palliatifs rencontre peu d’opposition. En surface, en tout cas. Car si la communauté des médecins et les institutions poussent depuis plusieurs décennies pour la diffusion d’une « culture palliative » parmi les soignants, dans les faits, le rapport à la mort et à l’arrêt des traitements représentent encore des obstacles au quotidien.
C’est une pratique qui reste rattachée à une forme d’échec de la médecine parce qu’elle est liée à la mort.
F. Chaumier
« Les représentations autour des soins palliatifs sont encore assez négatives. C’est une pratique qui reste rattachée à une forme d’échec de la médecine parce qu’elle est liée à la mort », regrette François Chaumier, médecin responsable de l’équipe mobile des soins palliatifs au CHRU de Tours. Pourtant, la fin de vie n’arrive pas toujours immédiatement après avoir suspendu un traitement lourd.
Repenser la quête absolue de la guérison
Certains patients peuvent bénéficier de soins palliatifs et rester en vie plusieurs semaines, mois voire années. « Le patient comme le soignant ne doivent pas voir les soins palliatifs comme le coup d’arrêt, le synonyme d’une mort imminente. Le palliatif, ce n’est pas lié au symptôme mais à l’apaisement de la douleur », explique Christophe Tournigand, oncologue et professeur au CHU Henri Mondor, à Créteil.
Le médecin invite ainsi à un changement de paradigme, une forme de révolution culturelle dans les liens qui entourent la médecine, le confort, le soin et la mort. « C’est toute la relation entre le cure et le care (1) », explique Anne-Claire Courau, qui pilote l’équipe mobile de soins palliatifs à l’hôpital de Bourges. Le chef de l’État l’avait d’ailleurs pointé lors de son interview, en souhaitant créer « un continuum plus fort, amélioré, entre les soins curatifs et les soins palliatifs ».
« Cure », terme anglais signifiant « le soin » ; « care », terme anglais désignant « la sollicitude ».
De fait, de nombreux soignants contactés constatent des réticences du côté des services qui cherchent à guérir. Si François Chaumier observe la naissance depuis peu d’un « changement de paradigme », permis aussi par des études scientifiques montrant l’intérêt de soins palliatifs précoces pour certains patients, il reconnaît que cette médecine invite à repenser complètement la quête absolue de la guérison.
Désapprendre les réflexes
« Le modèle médical occidental est extrêmement pertinent dans son référentiel technico-scientifique », analyse de son côté Donatien Mallet, professeur associé en soins palliatifs à Tours. « Les étudiants puis les médecins se calquent sur des recommandations nationales et internationales. La dimension technique est importante, mais pour apprécier la douleur d’un patient qui ne parle pas, c’est une affaire de sensibilité clinique. » Une relation lente, où la gradation des mots et l’attention à l’autre définissent le soin. Et bousculent la manière dont le soignant doit agir.
« Contrairement à la formation médicale classique, où il faut se mettre de côté et appliquer la norme, en soins palliatifs, on n’échappe pas à soi-même : on se sert de soi-même », décrit le médecin. Un décalage qui peut surprendre certains internes arrivant dans les services concernés. « Ils découvrent une temporalité différente : gérer un silence, se positionner par rapport au patient. S’ils ont appris que tel symptôme aboutit à tel diagnostic pour tel traitement, là, en situation de fin de vie, ils doivent se poser d’autres questions. Il faut désapprendre les réflexes des étudiants en médecine », décrit Christophe Tournigand.
L’attention à la subjectivité du patient doit être introduite de manière continue dans l’ensemble de la formation médicale.
D. Mallet
Une remise en question due aussi à la très faible présence d’enseignements des soins palliatifs dans la formation initiale, malgré l’intérêt toujours plus vif des étudiants pour éviter l’obstination déraisonnable. Découpées en trois cycles – deux années précliniques, trois années cliniques et quatre à six ans de spécialités – les études médicales abordent cette médecine particulière à partir du deuxième cycle, à raison d’une poignée d’heures sur tout le cursus.
Ce ne sont qu’à partir des spécialités que les soins palliatifs peuvent être abordés en profondeur. Une arrivée trop tardive, pour François Chaumier. « Le collège national des enseignants de soins palliatifs pousse pour que des cours soient inscrits dans toutes les spécialités, et que les internes puissent plus facilement réaliser des stages dans des services concernés », explique-t-il.
Une revendication que partage Donatien Mallet. Auteur de plusieurs articles spécialisés sur l’apprentissage des internes qui découvrent des unités de soins palliatifs, le médecin explique que « cette attention à la subjectivité du patient doit être introduite de manière continue dans l’ensemble de la formation médicale ». Il milite pour « une plus grande ouverture aux sciences humaines, à une réflexion philosophique et épistémologique sur ce à quoi peut prétendre la science et la place de la médecine dans notre société ». Une pluridisciplinarité qui est bien plus présente au Québec, par exemple.
Ce retard dans la formation se double d’un manque de structuration de la recherche et de l’enseignement de cette médecine. Preuve en est : 2024 est la première année où des postes sont ouverts à des professeurs en soins palliatifs. « Jusqu’à présent, c’étaient des professeurs associés, soit des praticiens hospitaliers qui font beaucoup d’enseignements mais qui n’ont pas la qualification de professeur des universités en tant que tel », pointe Christophe Tarnigand. En France, les revues scientifiques se passionnent peu pour les soins palliatifs. « Ce n’est pas le cas des pays anglophones, où beaucoup d’études sont publiées. Il y a un retard français », regrette le médecin.
Une dangereuse pénurie
Ces conditions d’enseignement ne poussent pas à aller dans ce type de médecine. Alors que la loi du 9 juin 1999 doit garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, très peu de soignants sont formés à cette pratique. En 2021, note la SFAP (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs), seulement 2 % des 80 000 généralistes ont choisi l’option soins palliatifs en continu. Pourtant, l’urgence est réelle : d’ici à vingt ans, le nombre de personnes de 75 ans et plus devrait augmenter de 60 %.
Il y a une population, celle qui ne peut être soignée, qui est laissée-pour-compte.
A-C. Courau
« C’est une spécialité qui a du mal à recruter. On est en pénurie pour avoir des candidats en équipe mobile. Il faut donner de l’appétence et c’est difficile de faire aimer une spécialité quand on est si peu nombreux », soupire Christophe Tournigand. Dans de nombreux hôpitaux, il n’y a qu’un médecin en soins palliatifs. « Il est rapidement saturé, c’est évident », note-t-il. Les établissements ne priorisent pas les recrutements sur le palliatif. « Si un CHU nous dit qu’il recrute tel nombre d’infirmières ou de médecins, il les fléchera vers les services qui sauvent des vies. Il y a donc une population, celle qui ne peut être soignée, qui est laissée-pour-compte », regrette Anne-Claire Courau, de l’hôpital de Bourges.
D’où les nombreuses critiques sur l’objectif tant répété d’avoir une unité spécialisée en soins palliatifs par département. Si vingt-deux d’entre eux n’en comptent toujours pas, la priorité, pour François Chaumier, c’est la formation de tous les autres métiers autour du soin. Pas seulement des médecins. « Il ne faut pas résumer les soins palliatifs à une unité spécialisée. L’accès aux soins palliatifs, c’est bénéficier de professionnels formés à cette question, qu’ils soient aides-soignants, infirmiers, personnels des Ehpad, etc. »
Nous accueillons tout ce que la société ne souhaite pas voir, et la mort en fait partie.
Des métiers difficiles, physiques et mal rémunérés. « Tant qu’il n’y a pas de valorisation des métiers du care, nous aurons des conditions de fin de vie plus que discutables », présage Donatien Mallet. Et notamment aux urgences, où la mort survient souvent, faute de prise en charge rapide. « 10 % de la cancérologie et un quart du grand âge finissent ses jours chez nous. Ce n’est pas normal. Nous accueillons tout ce que la société ne souhaite pas voir, et la mort en fait partie », pointe un médecin responsable des urgences en Île-de-France. Urgences, fin de vie, soins palliatifs : les dossiers sur le bureau de Catherine Vautrin s’empilent.
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