En Ukraine, les affres de l’enrôlement

Deux ans après le début de l’invasion russe, les besoins de l’armée ukrainienne, estimés à 500 000 nouveaux combattants, vont croissant. Mais la mobilisation est de plus en plus difficile.

Hugo Lautissier  • 21 février 2024 abonnés
En Ukraine, les affres de l’enrôlement
"C’est votre bataille" : à Kyiv, les panneaux incitant à rejoindre l’armée sont partout.
© Hugo Lautissier

« Évidemment que j’ai peur, je n’ai aucune envie d’aller me battre. Ce n’est pas un secret que les gens meurent sur le front. Mais, si je suis appelé, je ne me défilerai pas. » À bord de son taxi, en cette matinée brumeuse à Kyiv, Vitalyi, 35 ans, résume en quelques mots l’atmosphère générale alors que la guerre s’apprête à entrer dans sa troisième année. Comme tout le monde, il suit en direct, à longueur de journée, les dernières avancées du front. Comme tout le monde, il connaît dans son entourage quelqu’un qui est mort ou a été blessé.

Le sujet de la mobilisation est sur toutes les lèvres, en Ukraine. Alors que la contre-offensive lancée en juin 2023 est en échec, le front est figé et les longues files d’attente devant les bureaux d’enrôlement, pendant les premiers mois de la guerre, ne sont plus qu’un vieux souvenir. Les images de la bataille de Bakhmout hier comme celles d’Avdiivka aujourd’hui sont dans toutes les têtes, tout comme les discours politiques optimistes sur la contre-offensive qui ne s’est pas concrétisée.

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Sur les groupes Telegram, les histoires d’Ukrainiens en âge de combattre qui traversent illégalement la frontière avec la Roumanie en échange de quelques milliers de dollars pour éviter la conscription côtoient celles d’enrôlements musclés de l’armée dans des salles de sport ou des rafles de recruteurs dans des bars à la mode.

Fin 2023, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, déclarait qu’il fallait que l’armée enrôle 400 000 à 500 000 nouvelles recrues. Un chiffre colossal, pour une armée qui compte 800 000 hommes. Dans la lignée, un projet de loi, actuellement en examen au Parlement, prévoit d’abaisser l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans et envisage des sanctions plus fermes envers les réfractaires. Enfin, le remplacement récent du chef d’état-major Valeri Zaloujny par le commandant en chef de l’armée de terre, Oleksandr Syrsky, que certains accusent d’être peu soucieux des pertes humaines, notamment lors de la bataille de Bakhmout, ajoute à l’anxiété ambiante.

« Les Russes seront toujours plus nombreux »

Dans un centre d’entraînement militaire, dans la banlieue de Kyiv, c’est la grise mine. Ici, les nouvelles recrues – comprendre : les mobilisés – se forment un mois durant au maniement des armes. « Certes, il y a ce chiffre de 500 000 personnes. Mais pour moi, c’est la qualité qui est plus importante, pas seulement la quantité. Les Russes seront toujours plus nombreux de toute façon », anticipe Gennady, un militaire entre deux âges, depuis son bureau étrangement décoré d’un immense drapeau américain, cadeau d’un psychologue d’outre-Atlantique qui apporte un soutien bienvenu aux hommes mobilisés au sein du centre.

Les appelés doivent apprendre à se battre contre la peur, la dépression aussi.

Gennady

« Certains sont dans un état psychique désastreux. Les appelés doivent apprendre à se battre contre la peur, la dépression aussi, après l’annonce de leur mobilisation. La grande majorité d’entre eux n’ont jamais porté une arme. L’âge moyen, c’est 43 ans, ça veut dire que la plupart d’entre eux ont une famille », détaille le militaire, qui voit d’un bon œil l’abaissement de l’âge de la conscription et reconnaît que le salaire d’un soldat, hors celui des combattants sur le front, n’aide pas à créer des vocations.

Au rez-de-chaussée du centre d’entraînement, un soldat crie des consignes à une quinzaine d’hommes et femmes, qui évoluent, kalachnikov en main, en formation groupée sur un terrain de basket. Certains ont choisi d’être là, d’autres ont été mobilisés.

Vlad, 53 ans, est comptable. Il vient s’entraîner chaque semaine. Dans les premiers jours de la guerre, il s’est rendu à Irpin, en périphérie de Kyiv, pour tenter de prêter main-forte à la défense territoriale ukrainienne. « J’ai réalisé à quel point j’étais nul, un vrai boulet », se souvient-il en plaisantant. « Après ça, je me suis promis de me tenir prêt », ajoute-t-il. Vlad ne compte pas se porter volontaire dans l’armée mais, en attendant, il préfère se préparer. Son frère, plus jeune, a déjà été mobilisé. « Qui aurait imaginé qu’on en arriverait là ? Quand j’ai vu Boutcha et Irpin, j’ai compris qu’on n’aurait pas le choix. Que vous soyez pacifiste ou quoi que ce soit, ça ne vous gardera pas en vie. »

Méthode douce

Depuis un café du quartier bohème Podil, à Kyiv, Olesya Korzhenevska fulmine contre la communication de l’armée. « Les gens se sentent infantilisés, ils ont besoin qu’on leur parle normalement avec des mots compréhensibles. Il suffit de voir comment a été annoncé le remplacement de Zaloujny, qui était très aimé des Ukrainiens. Il a été viré du jour au lendemain, sans explications. » Cette trentenaire blonde et énergique a transformé ce qui était avant la guerre une petite école de cinéma en une sorte de « centre d’orientation » pour soldat potentiel, l’école Zesyk 9 ¾.

Ukraine deux ans enrôlement
Olesya Korzhenevska a crée l’école Zesyk 9 ¾ qui entend familiariser les citoyens aux différentes facettes de l’armée. (Photo : Hugo Lautissier.)

« Que vous soyez volontaire ou enrôlé par l’armée, le processus est le même : vous allez dans un centre d’entraînement pendant un mois et après on vous dit dans quel bataillon vous allez. Il n’y a rien entre les deux phases », explique-t-elle. « Les gens ont très peur de l’armée, parce qu’ils pensent qu’ils vont droit vers une mort certaine. En fait, ils ne savent pas ce que c’est, ajoute celle dont le mari pilote des drones sur le front. En ce moment, il est à 2 kilomètres des Russes. »

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Dans cette petite école insolite qui ne reçoit aucun financement de l’armée ou de l’État, Olesya Korzhenevska veut familiariser les civils, une quarantaine de personnes, dont une moitié de femmes, aux différentes tâches qui peuvent les attendre à l’armée : pilote de drone, renseignement, medic, etc. Des soldats spécialisés viennent dispenser leur savoir. « Les gens se sont faits à l’idée qu’ils peuvent recevoir du jour au lendemain un courrier annonçant leur mobilisation. Alors, autant prendre les devants et choisir un corps de l’armée qui leur correspond, plutôt que de se le laisser imposer. Tout le monde sait aussi qu’il y a des bataillons mieux commandés que d’autres. Nos formateurs donnent ce genre de conseils », développe-t-elle.

Depuis le début de la guerre, cette activiste, qui a participé à la révolution de Maïdan en 2014, aide les soldats sur le front en rassemblant de l’argent via les réseaux sociaux. Acheter des drones, réparer une voiture : « Quand on aide un soldat à trouver 15 000 euros pour la lunette de son fusil de sniper, c’est facile de le convaincre de venir donner une formation pendant quelques jours », ajoute-t-elle, se défendant de vouloir romantiser l’armée.

Peut-être qu’on aurait déjà gagné si les gens étaient plus mobilisés.

Igor

Dans un local tapissé de drapeaux de bataillons ukrainiens, dans une zone industrielle de Kyiv, Igor, un homme robuste de 46 ans, termine des préparatifs. Demain, il partira pour le front à Koupiansk, pour ravitailler des soldats en matériel. Il y a quelques jours, il était dans le Donbass pour la même mission. Cet artisan du bâtiment ne s’est pas engagé dans l’armée, mais il a la sensation de faire sa part. « Chacun fait ce qu’il peut. Mais il y a quand même une sorte de déni à l’arrière. Peut-être qu’on aurait déjà gagné si les gens étaient plus mobilisés. »

Son acolyte, Timour, 29 ans, s’est engagé au début de la guerre, il est chirurgien sur le front. Il a été blessé quelques semaines plus tôt à la tête par une balle de sniper à Avdiivka. Après une courte convalescence, il repartira sur le front. « Si on ne prend pas la guerre telle qu’elle est, on ne va pas pouvoir la gagner. Quand je rentre à Kyiv, je n’ai qu’une envie, c’est de retourner sur le front. Là-bas je me sens vraiment utile », estime le soldat, dont c’est la deuxième blessure depuis le début de la guerre.

Tension entre le front et l’arrière

« C’est une des sources principales du clivage dans la société ukrainienne, résume Denys Gorbach, chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po à Paris. Vous êtes contre la mobilisation, cette menace qui pèse sur votre mari ou votre frère. Mais, si demain l’un d’eux est enrôlé, vous passez immédiatement dans l’autre camp : celui des militaires et de leur famille qui exigent des efforts renforcés pour mobiliser et une limitation dans le temps du service militaire. »

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Dans le nouveau projet de loi actuellement étudié au Parlement, un article propose de limiter à trente-six mois le service militaire, afin d’assurer une rotation pour les soldats sur le front, dont certains n’ont pas eu de permission depuis vingt-deux mois. Dans la forme actuelle, il n’y a pas de fin à la mobilisation et donc aucun autre horizon que la guerre pour les soldats. La proposition réjouit Olesya Korzhenevska, fondatrice de l’école Zesyk 9 ¾. « Ça fait sept ans qu’on est ensemble, avec mon mari. On voudrait avoir un enfant, mais il refuse tant qu’il est sur le front. Ce serait bien que les soldats puissent revenir après avoir servi, ou au moins qu’on leur laisse le choix. »

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