« Le système alimentaire mondial pourrait s’effondrer »
Depuis quarante ans, George Monbiot, éditorialiste britannique du Guardian, alerte sur les ravages écologiques. Dans son livre Nourrir le monde sans dévorer la planète, il s’attaque aux dérives du système alimentaire et se demande comment faire émerger un « monde d’après » agricole.
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Nourrir le monde sans dévorer la planète, George Monbiot, traduit de l’anglais par Morgane Iserte, Les Liens qui libèrent, 2023, 368 pages, 24 euros.
Reconstruire sur les ruines du capitalisme, George Monbiot, traduit de l’anglais par Amanda Prat-Giral, Actes Sud, 2021.
Né en 1963 à Londres, George Monbiot devient producteur radio à la BBC d’émissions sur l’environnement et la vie sauvage en 1985. Il est ensuite journaliste d’investigation au BBC World Service de 1987 à 1993. Depuis 1994, il participe à des actions de désobéissance civile, d’abord contre le programme de construction de routes au Royaume-Uni, et plus récemment aux côtés du mouvement Extinction Rebellion. Chroniqueur régulier au Guardian depuis 1996, il reçoit le prix Orwell du journalisme en 2022.
Cela fait plusieurs années que vous alertez sur la globalisation de l’agriculture. Qu’est-ce qui vous a amené à vous battre pour ce sujet ?
George Monbiot : Au fil des ans, j’ai commencé à voir qu’il y a un grand sujet dont nous avons tendance à ne pas parler : l’impact environnemental de l’agriculture. La production alimentaire est la principale cause de destruction des habitats, de disparition de la faune et de la flore, d’extinction des espèces, d’utilisation des terres et de l’eau, et d’épuisement des sols. C’est l’une des plus grandes causes de pollution de l’eau et de dérèglement climatique. Pourtant, nous ne lui accordons qu’une fraction de l’attention que nous portons à l’industrie des combustibles fossiles. On peut même dire qu’elle est encore plus dommageable que cette dernière.
Certes, nous pouvons moins nous passer de nourriture que d’énergie fossile. Nous voulons manger ! C’est l’une des raisons pour lesquelles nous protégeons l’agriculture et ne la remettons pas vraiment en question. Mais une autre raison réside dans les imaginaires et les mythes ancrés très profondément sur l’agriculture et sur ce qu’elle représente pour nous. Je me suis donc intéressé à ses impacts, mais aussi aux raisons pour lesquelles nous n’en parlons pas.
Au début de votre livre, vous mettez en perspective nos imaginaires sur l’alimentation avec la réalité de la nature, de la complexité des sols et de la biodiversité. Dans un monde ultra-globalisé où les croyances autour de la nourriture sont culturellement intégrées, comment pouvons-nous construire des ponts avec le récit que vous défendez ?
Dans tout ce que nous faisons, nous sommes confrontés au pouvoir : le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir culturel. Je pense que l’agriculture représente le pouvoir culturel le plus important de tous les secteurs d’activité. Les pouvoirs économique et politique se cachent derrière le pouvoir culturel. Ils produisent ces images romantiques et bucoliques de l’industrie, qui n’ont aucun rapport avec la façon dont celle-ci fonctionne réellement. Mais le pouvoir culturel met les deux autres pouvoirs à l’abri des critiques. Nous devons interroger ces histoires, ces tropes culturels, dont certains remontent à des milliers d’années.
Nous devons remettre en question nos imaginaires autour de la nourriture.
Beaucoup de livres destinés aux très jeunes enfants traitent du bétail sous une forme positive. Et c’est là que réside le pouvoir culturel de l’industrie, parce que la réalité d’une ferme d’élevage est que c’est un lieu d’horreur. J’en sais quelque chose, j’ai travaillé dans un élevage intensif de porcs lorsque j’étais adolescent. Lorsque les consommateurs vont dans les magasins et achètent de la viande, du fromage ou des œufs, ils ne se représentent pas l’image réelle de l’industrie. Sur les emballages, on voit toujours des vaches dans les champs, des poulets qui courent partout. Mais ça ne correspond évidemment pas aux conditions d’élevage.
Le contraste entre l’histoire que nous racontons et la réalité de l’industrie agricole est, je pense, plus grand que dans n’importe quelle autre industrie. Nous devons donc remettre en question nos imaginaires autour de la nourriture, ainsi que le pouvoir culturel auquel nous sommes soumis. Et c’est potentiellement là que notre pouvoir entre en jeu, en remplaçant une histoire par une autre. Les faits scientifiques doivent être intégrés dans un récit puissant.
L’épidémie de covid-19 et la guerre en Ukraine ont mis en évidence certaines limites du système alimentaire mondial. Selon vous, quels sont les risques de voir ce système s’effondrer et comment l’éviter ?
Nous avons là une autre grande histoire dont on ne parle pratiquement jamais dans la vie publique. Les citoyens sont de plus en plus conscients des menaces environnementales qui pèsent sur l’agriculture. Nous avons vu de nombreuses récoltes déficitaires en raison des chocs environnementaux, et cela commence à se savoir. Ce dont presque personne n’est conscient, ce sont les menaces qui pèsent sur le système alimentaire mondial, et qui sont dues à ce système lui-même. Il s’agit d’une menace très similaire à celle qui a pesé sur le système financier mondial en 2008. Ce sont les mêmes forces structurelles qui fragilisent ce système, lequel pourrait s’effondrer de la même manière que le système financier a failli s’écrouler.
Il y a des problèmes qui sapent la résilience du système alimentaire mondial.
Si ça ne s’est pas produit pour ce dernier, c’est parce que les gouvernements l’ont renfloué à hauteur de milliers de milliards de dollars. Mais, s’agissant du système alimentaire, vous ne pouvez pas le renflouer et obtenir votre nourriture ! Et s’il s’effondre, les conséquences seront inconcevables. Des milliards de personnes mourront de faim. Le sujet n’est guère abordé, alors que les mêmes problèmes se posent que pour la crise financière. Vous avez cette intense concentration d’entreprises, ces énormes sociétés qui, tout comme les grandes banques, sont devenues trop grandes pour faire faillite.
Si l’une d’entre elles s’effondre, c’est tout le système qui risque d’être emporté. Il y a toute une série de problèmes qui sapent la résilience du système alimentaire mondial et font craindre le risque d’un effondrement du jour au lendemain. Cependant, si les points de basculement peuvent être une catastrophe totale pour les systèmes créés par l’homme, ils peuvent aussi être le salut des sociétés humaines. La grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir si nous pouvons atteindre les points de basculement sociaux positifs avant d’atteindre le point de basculement écologique.
Vous vous êtes appuyé sur une large documentation scientifique pour écrire ce livre, mais vous utilisez aussi le champ de l’investigation et du terrain. Pourquoi était-il important pour vous d’utiliser ces deux méthodes ?
En ce qui concerne la littérature scientifique, on ne peut espérer se forger une opinion raisonnable sur le système alimentaire si elle n’est pas fondée sur un grand nombre de documents – il existe plusieurs dizaines de milliers d’articles. Et, en même temps, on ne peut pas comprendre le système si l’on n’est pas sur le terrain pour rencontrer les gens et comprendre leur point de vue. Il faut donc faire les deux.
Aujourd’hui, 38 % des terres sont occupées par l’agriculture, mais seulement 12 % sont consacrées aux cultures végétales. Il est clair que nous devons réduire notre consommation de viande. Selon vous, devons-nous passer par une action individuelle ou par le registre législatif ?
Nous devons prendre des mesures individuelles tout en reconnaissant qu’en tant qu’individus nous sommes impuissants. Nous ne sommes vraiment puissants que lorsque nous nous réunissons dans des salles et que nous changeons les choses sur le plan politique. Mais, lorsqu’il s’agit d’actions individuelles, la mesure environnementale la plus importante que vous puissiez appliquer est d’adopter un régime alimentaire à base de plantes. C’est ce qui permet de réduire le plus possible l’empreinte écologique. Nous avons également besoin de toute urgence d’un changement politique, notamment parce que des centaines de milliards de dollars d’argent public sont déversés chaque année dans l’élevage et qu’une grande partie de cet élevage n’existerait pas sans l’argent du gouvernement. Nous payons donc de notre poche la destruction des systèmes.
Nous avons besoin d’un changement technologique : il nous faut de bons substituts aux produits animaux.
Mais, outre le changement personnel, le changement social et le changement politique, nous avons également besoin d’un changement technologique : il nous faut de bons substituts aux produits animaux. C’est un peu comme lorsqu’on dit aux gens d’utiliser moins d’énergies fossiles : sans substituts, ce n’est pas acceptable. Ce que les consommateurs veulent, c’est de la nourriture riche en protéines et en graisses. Les produits d’origine animale sont très faciles à cuisiner. La nourriture végétalienne est généralement plus longue et plus difficile à préparer. Dans le monde anglo-saxon, il y a un grand nombre de logements qui sont construits sans cuisine. Beaucoup de foyers n’ont pas le temps, pas l’équipement ou pas l’espace pour cuisiner.
Si nous voulons encourager les citoyens à ne plus consommer de produits d’origine animale, nous devons leur proposer quelque chose d’aussi bon, d’aussi facile et, idéalement, de moins cher. Or les substituts végétaux aux produits d’origine animale ne remplissent généralement aucune de ces conditions. Il faut donc vraiment vouloir s’inscrire dans la transition pour acheter ces produits. Aujourd’hui, de bien meilleurs substituts aux produits d’origine animale sont sur le point de voir le jour. Cela pourrait diminuer les impacts. Si les consommateurs prenaient conscience de ce qui est nécessaire pour livrer ce lait, ces œufs ou cette viande dans leur assiette, ils seraient horrifiés et dégoûtés. Mais, tant qu’il n’y a pas de bons substituts, personne ne veut réfléchir à cela.
Vous considérez-vous aujourd’hui comme un activiste ou un journaliste ? Comment appréhendez-vous cette relation entre journalisme et activisme ?
Je ne condamne pas les journalistes qui ne sont pas des activistes, parce que je comprends qu’il y a certains types de journalisme qui exigent que vous n’en fassiez pas partie. Pour ma part, je ne peux pas ne pas être un activiste. Certains types de journalisme doivent conduire à l’action, et les journalistes doivent contribuer à la réalisation de cette action. Cela ne me dérange pas d’être arrêté, même si le coût de ces arrestations devient très élevé au Royaume-Uni.
Les nouvelles lois qui ont été introduites sont horribles pour les manifestants. Les textes parlementaires qui sont en train d’être adoptés n’auraient rien d’incongru en Chine. C’est terrifiant ! Un de mes amis pourrait aller en prison alors qu’il n’a causé aucun dommage, qu’il n’a blessé personne. Aujourd’hui, on peut passer plus de temps en prison pour une manifestation pacifique que pour une tentative de meurtre. Tout cela est en train de passer sous les radars des journaux !
La protestation est l’élément vital de la politique et de la démocratie.
C’est pourquoi nous avons besoin de journalistes qui se joignent aux activistes pour dire qu’il faut que cela cesse. C’est un élément essentiel de la politique. Si vous ne blessez personne, si vous ne menacez personne, comment pouvez-vous être qualifié de terroriste ? En fait, la rhétorique violente de certains de nos politiciens du gouvernement britannique est bien plus proche du terrorisme, bien plus menaçante pour la vie humaine que toutes les actions touchant à l’environnement. La protestation est l’élément vital de la politique et de la démocratie. Nous avons besoin, en ce moment, de libertés politiques.
Que pensez-vous des actions de désobéissance civile comme méthode de lutte environnementale ?
Je ne suis pas contre tant que cela ne met pas en danger la vie de quelqu’un. Ce n’est pas de la violence. Les politiciens appellent ça de la violence, mais ça n’en est pas : il s’agit de dommages aux biens. Est-ce pour autant une solution à nos problèmes ? Probablement pas, parce que les dommages réels que les activistes peuvent créer sont très faibles, alors que les risques qu’ils prennent sont énormes. Les peines encourues par les personnes qui agissent ainsi peuvent être très lourdes. Et je ne peux pas le préconiser, parce que je ne suis pas prêt à le faire moi-même. Ce n’est pas une solution miracle, et les coûts peuvent en être très importants.
Je pense par exemple à Andreas Malm, l’auteur de Comment saboter un pipeline, qui, je pense, n’a pas totalement assumé la responsabilité de ses écrits. Je suis un peu inquiet de la façon dont il s’exprime trop aveuglément. À titre personnel, il a pris quelques risques très légers pour endommager des biens, comme couper une clôture, mettre des lentilles à l’intérieur d’un champ et, sur les parcelles découpées, un SUV, ce qui est très bien. Mais, si des gens s’inspirent de son livre, ils pourraient entreprendre des actions beaucoup plus sérieuses. Je pense que le décalage entre ce qu’il fait et ce qu’il encourage pourrait être dommageable pour certains activistes.