La collection « Anthropocène » fait sa mue radicale

Après dix ans d’existence, la série de livres abritée par les éditions du Seuil change de nom. « Écocène » veut penser l’après-capitalisme et mise sur le dialogue entre différentes écologies : écoféministe, décoloniale, populaire.

Vanina Delmas  • 14 février 2024 abonné·es
La collection « Anthropocène » fait sa mue radicale
Des défenseurs des Soulèvements de la Terre, devant le Conseil d'État, en octobre 2023.
© Telmo Pinto / NurPhoto / AFP.

Il y a dix ans, la COP 21 n’avait pas encore eu lieu et l’accord de Paris était une chimère. Pourtant, les événements climatiques extrêmes ravageaient déjà la planète et le rapport du Giec actait déjà un horizon effrayant avec une température moyenne de la Terre augmentant de 0,3 à 4,8 °C d’ici à 2100. En France, le gouvernement social-démocrate ouvrait la porte aux écologistes, mais les éphémères ministres de l’Écologie que furent Delphine Batho et Philippe Martin n’ont pas vraiment marqué les esprits.

Parallèlement, une effervescence enthousiasmante s’exprime au sein de la société civile et d’une frange d’intellectuel·les. Les éditions du Seuil décident de renouer avec leur tradition d’être un carrefour de la pensée écologiste, comme ils l’ont été avec les grands noms des années 1970 (René Dumont, André Gorz, Ivan Illich, etc.). Ainsi est née la collection « Anthropocène ».

Les titres des premières publications sont éloquents : Toxique Planète, du chercheur en santé environnementale André Cicolella, et L’Événement Anthropocène, par les historiens Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, ce dernier étant chargé de la collection. Celle-ci offre des traductions de penseurs comme l’anthropologue américano-colombien Arturo Escobar, ou le Britannique Rob Hopkins, initiateur du mouvement des villes en transition, ainsi que des recueils de textes de figures historiques de la pensée écologiste tels que Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.

Défricher les concepts

Mais la majorité des publications émanent de jeunes chercheurs et chercheuses, dont les travaux ont l’ambition de mettre en lumière des réalités tragiques pour la planète, et l’audace de défricher des concepts aujourd’hui connus, admis, utilisés, des sphères militantes jusqu’aux textes de loi : l’écocide, grâce à la juriste spécialisée sur les droits du vivant Valérie Cabanes ; les low tech, avec l’ingénieur Philippe Bihouix ; ou encore l’écologie décoloniale, via le travail de Malcom Ferdinand. Sans oublier les notions ­d’effondrement et de collapsologie popularisées par le duo Pablo Servigne et Raphaël Stevens, qui ont contribué à conscientiser toute une génération et à politiser la sempiternelle « fin du monde » sans verser dans le survivalisme.

Sur le même sujet : « La liberté de circuler sans conditions n’est pas pensée par les écologistes »

L’une des forces de cette collection tient à son pertinent mélange de théorie, de philosophie et d’expérience de terrain. Elle n’est pas restée figée dans la tour d’ivoire de la prétendue neutralité scientifique. Beaucoup d’auteurs et d’autrices ont foulé le pavé des manifestations pour le climat, mais aussi les champs et les jardins des ZAD, des luttes écologiques et sociales sur tout le territoire. La collection n’a pas hésité à prendre position en publiant le livre collectif en soutien aux Soulèvements de la Terre, menacés de dissolution par Gérald Darmanin.

« Lors du lancement de la collection, nous étions encore dans les décennies qui ont suivi la chute du mur de Berlin, avec l’impression qu’il était impossible de penser un changement de système. Malgré les évolutions de ces dernières années vers le populisme et la fascisation, nous avons aussi vu émerger des mouvements et des luttes dans la lignée de l’altermondialisme (les gilets jaunes, les Soulèvements de la Terre) qui ont montré l’existence d’une fenêtre d’ouverture sur la possibilité de penser autre chose que le capitalisme », analyse Christophe Bonneuil.

Nouveaux imaginaires

Dix ans plus tard, le contexte a changé et la collection, sensible à l’air du temps écologiste, s’adapte. « Anthropocène » devient « Écocène ». L’Anthropocène – l’âge des bouleversements causés par l’activité humaine – était un mot porté par des scientifiques et des institutions à mille lieues de remettre le système en question. L’Écocène se veut l’âge d’un retour à l’harmonie, à l’équilibre, d’où le choix d’un terme dénué de toute légitimité scientifique pour s’autoriser à penser l’après-capitalisme et continuer à enrichir les sciences humaines en misant sur le dialogue entre différentes écologies : écoféministe, décoloniale, populaire.

Il y a un côté utopique, un peu comme “Les Jours heureux” rêvés par le Conseil national de la Résistance.

C. Bonneuil

« Il y a un côté utopique, un peu comme “Les Jours heureux” rêvés par le Conseil national de la Résistance. La volonté de se projeter vers un futur qui est aussi ambitieux, utopique que le socialisme du XIXe siècle », précise Christophe Bonneuil. Ainsi, la collection « Écocène » choisit comme acte de naissance deux ouvrages qui détricotent le mythe de la transition énergétique : celui de l’historien Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, et celui de la journaliste Célia Izoard, La Ruée minière au XXIe siècle.

Les écrits de la collection « Anthropocène » sont devenus des compagnons de route importants pour toute une génération ouvrant les yeux sur notre « condition terrestre ». Ceux de la collection « Écocène » seront à coup sûr des alliés pour construire de nouveaux imaginaires assez puissants pour fissurer le mur du greenwashing, du technosolutionnisme et de l’écofascisme rampant.


À lire

La Ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Celia Izoard, Seuil, « Écocène », 352 pages, 23 euros.

La lutte contre le dérèglement climatique justifie-t-elle d’intensifier l’extraction de métaux nécessaires aux infrastructures de la transition énergétique ? En effet, le lithium, le cuivre ou le cobalt sont indispensables pour fabriquer des batteries électriques, des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques. Pour ce livre-enquête, la journaliste Celia Izoard s’immerge dans les profondeurs de cette nouvelle « ruée minière », en Andalousie, au Maroc, en Ukraine et en France. Elle s’attache à montrer les conséquences de ces trous béants sur l’environnement, sur les corps des mineurs, des riverains, sur le vivant. Elle démontre que ces milliers de potentielles nouvelles mines ne seront jamais « vertes » ou « propres », mais ne sont qu’un nouveau maillon du système capitaliste débridé.

Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Malcom Ferdinand, Seuil, « Anthropocène », 2019, 464 pages, 24,50 euros.

Pour Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement et docteur en philosophie politique, le monde contemporain résulte d’une double fracture : environnementale et coloniale. Dans son remarquable essai, il tente de déplacer la focale écologiste avec une obsession : comprendre pourquoi le lien entre dégradations de l’environnement et rapports de domination est si souvent invisibilisé. Quelques exemples : la contamination des Antilles par le chlordécone, les conséquences des essais nucléaires français en Algérie et en Polynésie, l’exploitation des sous-sols des terres des Aborigènes en Australie… Des pistes précieuses pour faire évoluer les mouvements écologistes et pour penser aux diverses façons de « faire monde ».

La Grande Adaptation. Climat, capitalisme et catastrophe, Romain Felli, Seuil, « Anthropocène », 2016, 240 pages, 18 euros.

L’adaptation climatique est aujourd’hui l’argument phare des politiques. Pourtant, cette idée est loin d’être nouvelle. L’essai de Romain Felli paru en 2016 montre qu’elle a été brandie et mise en œuvre dès les années 1970, « pour permettre une extension du marché dans tous les domaines de la vie ». Une plongée dans l’histoire des idées qui dévoile une nouvelle dose de cynisme des élites, des multinationales et des États, qui ont sciemment orchestré cette « grande adaptation » au lieu d’œuvrer à l’atténuation du changement climatique.

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