« Le discours sur la sexualité des jeunes se résume à une forme de panique morale et sanitaire »
Dans son livre Les Choses sérieuses, la sociologue Isabelle Clair enquête sur les amours adolescentes et examine la manière dont filles et garçons entrent en relation.
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Jusqu’à quel point le genre conditionne-t-il un certain rapport au consentement ?
Le consentement est un mot utilisé depuis longtemps, mais il a pris une réelle ampleur dans nos quotidiens avec la vague MeToo. Nous sommes passés d’un mot strictement juridique et philosophique à un mot courant entre adultes et entre jeunes. Si cette notion a largement investi l’espace médiatique, ses effets concrets ne sont pas faciles à mesurer. Surtout, en même temps que le consentement sexuel se fait norme, il est mis en difficulté par d’autres normes, anciennes elles aussi.
Pour les garçons, par exemple, il demeure une injonction très forte à être viril. Or pour paraître viril, entre autres choses, il faut prouver qu’on a beaucoup de désir, quitte à déborder celui des filles. Beaucoup de garçons s’adressent entre eux sur le mode : « Est-ce que tu es capable de serrer cette fille, de la draguer, de la pécho », etc.
Plus largement, l’ensemble de la rencontre hétérosexuelle s’organise autour de l’initiative des garçons. En sociologie, on parle de « script sexuel ». C’est à eux de « faire le premier pas ». C’est quelque chose qu’on sait dès l’enfance et qu’on met en pratique à l’adolescence. La fille, en réponse, dit « oui » ou « non ». Il est préférable cependant qu’elle dise « oui », mais pas trop vite, au risque d’être cataloguée comme une « salope ». À l’inverse, dire « non » trop longtemps vous renvoie dans la catégorie des « coincées ». Il y a bien une transaction là-dedans, une question et une réponse. Le consentement a quelque chose à voir avec tout ça.
Dans le script sexuel dominant dans notre société, c’est aux garçons qu’il revient de poser la question et aux filles de répondre.
Mais le consentement ne repose pas seulement sur la transaction : il repose aussi sur l’égalité. Or, dans le script sexuel dominant dans notre société, c’est aux garçons qu’il revient de poser la question et aux filles de répondre. Sans même parler de toutes les situations abusives, comme le viol (où la question n’est pas posée, où la réponse négative n’est pas entendue), cette asymétrie rend difficile la mise en pratique d’un réel consentement.
On la retrouve encore dans le rapport des jeunes à la première expérience sexuelle. Quand les filles racontent leur première fois, elles disent très souvent que c’était « trop tôt », que ce n’était pas « la bonne personne ». Il y a souvent des regrets. Ça ne veut pas dire qu’elles ne consentaient pas, mais il y a une tension dans la trace du souvenir, souvent une culpabilité. De leur côté, les garçons ne sont pas censés ne pas être prêts. Ils doivent être naturellement prêts.
Mal compris et peu discuté, le consentement est-il alors perçu comme une contrainte pour les garçons ?
Étant entendu comme un obstacle aux désirs des hommes, le consentement est une contrainte, en effet. C’est bien pour cette raison qu’il est régulièrement débordé. L’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu écrivait : « Céder n’est pas consentir. » Ça ne veut pas dire que tout rapport hétérosexuel relève de l’agression ou du viol. Ça veut dire que, dans une société patriarcale, la logique du consentement est prise dans les filets de la domination. Il peut difficilement se dire et se faire librement.
Cette masculinité peut-elle être rejetée par les garçons ?
Elle peut leur peser. En fait, comme toute norme, elle pèse sur ceux qui n’arrivent pas à s’y conformer ou ceux qui se sentent obligés à quelque chose qui les dégoûte. Pour les garçons très sûrs d’eux, qui ont beaucoup de ressources, qui sont à l’aise, cette masculinité ne leur pèse pas beaucoup, ils en tirent des avantages. Pour ceux qui ont du mal, cette norme les met en échec. Certains, notamment, n’arrivent pas à prendre l’initiative. D’où, aussi, l’alcoolisation des garçons dans les fêtes. La levée d’inhibition permet de se jeter à l’eau.
Vous avez travaillé sur trois terrains : dans des quartiers populaires de banlieue parisienne, en milieu rural et dans la bourgeoisie parisienne. Dénonce-t-on plus facilement les violences sexuelles dans cette dernière sphère ?
C’est une question compliquée parce que mon troisième terrain s’est déroulé pendant la vague MeToo, et j’ai mené les deux autres bien avant que la lutte féministe revienne au goût du jour. Dans ce milieu bourgeois parisien, il y a des spécificités qui favorisent une culture du consentement. Tous les jeunes que j’ai interrogés étaient déjà allés voir un psychologue, ils avaient des ressources pour penser leur vie, voire des traumas sexuels dans leur passé.
Les filles qui appartiennent à ce milieu n’ont pas de devoir de loyauté vis-à-vis des garçons. Filles et garçons sont valorisés socialement. Dans les quartiers populaires, en revanche, l’expérience du racisme fait que les filles ont un devoir de loyauté envers les garçons : dire que son copain ou son conjoint racisé a été l’auteur de violences, c’est l’exposer à de la violence policière ou à une répression forte, contrairement à ceux qui s’en sortent très bien dans les beaux quartiers.
Pour nombre de parents, la sexualité et les potentielles agressions qui peuvent l’accompagner ne sont même pas un sujet.
Cette tension-là est très intériorisée. En raison des rapports de classe et de race, la dénonciation de l’abus est davantage à la portée des filles de la bourgeoisie. Cette appréhension se retrouve jusque dans l’intimité. Néanmoins, il y a aussi dans cette classe sociale des attentes sur la virilité. Là aussi on attend des garçons qu’ils soient à l’initiative. Tout n’est pas résolu là. Ça n’est résolu nulle part, à vrai dire.
Dans votre livre, vous écrivez que la dernière enquête sur l’entrée dans la sexualité des jeunes remonte aux années 1990. Comment expliquer une telle gêne politique et académique ?
L’essentiel du discours sur la sexualité des jeunes se résume à une forme de panique morale et sanitaire, dans laquelle la pratique sexuelle, le désir ou le plaisir en tant que tels sont inexistants. Au-delà de cette gêne, c’est aussi la façon dont les adultes observent cette étape-là de la vie, y compris dans les familles. C’est pour cette raison que j’ai intitulé mon livre Les Choses sérieuses. Les adultes ont très souvent du mal à parler de sexualité et ils considèrent que les relations des jeunes se résument à des amourettes. Cela permet de les évacuer.
Pour bon nombre de parents, la sexualité et les potentielles agressions qui peuvent l’accompagner ne sont même pas un sujet. Et puis parler de sexualité, c’est se mettre à nu soi-même, c’est parler de sa propre sexualité. C’est compliqué pour beaucoup de monde. C’est aussi pour cette raison que la pornographie est importante pour les jeunes. Où peut-on trouver des images de la sexualité ? Des discours sur les corps ? Comme chez les adultes, la pornographie pour les jeunes engendre une forme d’excitation mais, plus encore que chez les adultes, elle permet de contrer l’ignorance.
Justement, comment s’éduque-t-on à la sexualité quand on a une quinzaine d’années ?
Au sein de la famille, c’est généralement abordé sous l’angle de la répression, de l’interdit ou, au mieux, pour les filles, sous l’angle de la contraception. Les garçons considèrent souvent que les filles n’en parlent pas entre elles. Alors que si ! Eux, en revanche, en discutent très peu entre eux. Le niveau de concurrence est tel qu’un garçon de 17 ans, quelle que soit sa classe sociale, ne peut que difficilement et rarement évoquer le fait d’être puceau ou de stresser. Ce n’est pas dicible, y compris à un ami proche. Il y a très peu d’espaces où se confier et échanger sur ses vulnérabilités. Les filles, un peu plus. Il y a davantage d’entraide parmi les filles. Aussi parce qu’elles se sentent moins en danger à parler de leurs difficultés avec leurs copines.
D’un côté, le gouvernement n’est pas rigoureux sur l’éducation à la sexualité, de l’autre, il réprime les autres images de la sexualité.
Dans cette difficulté à avoir des images de la sexualité et à en parler, la régulation de la pornographie est-elle souhaitable ?
D’un côté, le gouvernement n’est pas rigoureux sur l’application de l’éducation à la sexualité et, de l’autre, il réprime toutes les autres images de la sexualité. Dire que la pornographie contribue à véhiculer des formes de domination des hommes sur les femmes, d’accord, mais, dans ce cas-là, enlevons toutes les affiches publicitaires où l’on voit des femmes nues pour vendre des voitures ! Les publicités, les discussions sans fin sur la longueur des vêtements féminins, le crop top une année, l’abaya la suivante, relèvent aussi du sexisme. Cette mauvaise foi instrumentalise le discours féministe sans rien apporter à l’apprentissage du consentement à la sexualité.