« Emmanuel Macron défend les intérêts des plates-formes contre ceux des travailleurs »
Alors que le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil de l’Europe s’étaient mis d’accord pour instaurer une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes, Emmanuel Macron a réussi à faire échouer le projet de directive. Entretien avec Leïla Chaibi, députée européenne LFI.
Mise à jour le 15 mars 2024
Le 11 mars, la directive sur les travailleurs des plates-formes a finalement été adoptée au Conseil de l’Union européenne, à l’issue d’âpres négociations, et malgré l’opposition de pays comme la France et l’Allemagne. La directive, qui installe un principe de présomption de salariat pour les travailleurs et les travailleuses, doit désormais être adoptée définitivement par le Conseil et votée par le Parlement européen. Les États membres auront ensuite deux ans pour l’intégrer dans leur droit, avec une assez grande liberté qui leur sera laissée. « Jusqu’au bout, le président français lobbyiste pour Uber aura tout fait pour saboter le texte. Nous l’avons battu ! Des millions de faux indépendants vont être requalifiés en salariés » s’est enthousiasmée la députée européenne LFI Leïla Chaibi sur X (ex-Twitter).
Première publication le 20 février 2024
Députée pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne, Leïla Chaibi, Les Liens qui libèrent, 128 pages, 12 euros.
C’est une militante devenue élue au sein de l’institution peut-être la plus « imprégnée par l’idéologie néolibérale ». En 2019, Leïla Chaibi, connue pour ses actions au sein de Jeudi noir, Génération précaire ou Nuit debout, ex-membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) avant d’intégrer le Parti de gauche (PG), entre au Parlement européen pour défendre les positions de La France insoumise (LFI), mouvement qu’elle a rejoint dès sa création en 2016.
Au Parlement européen, elle lutte pour une cause en particulier : l’amélioration des conditions de travail et la reconnaissance des droits sociaux des travailleurs des plates-formes, comme Uber ou Deliveroo. Dans Députée pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne, un livre écrit avec le rédacteur en chef de Fakir Cyril Pocréaux, Leïla Chaibi raconte ce combat et livre les coulisses du Parlement européen, une institution où la pensée libérale comme les lobbies règnent en maîtres.
La France, comme d’autres États membres de l’Union européenne, ont rejeté la directive visant à améliorer les conditions de travail pour les travailleurs des plates-formes. Comment réagissez-vous ?
Leïla Chaibi : C’est la deuxième fois en deux mois que la France s’oppose à cette directive. Depuis 2019, je constate qu’Emmanuel Macron est le premier défenseur d’Uber. Tout au long du processus législatif, le président aura mis toute son énergie à défendre les plates-formes plutôt que les intérêts des travailleurs. Pourtant, l’accord trouvé était plutôt équilibré : le Parlement européen avait fait plusieurs pas vers le Conseil et la Commission. Cet accord n’était pas révolutionnaire, puisqu’il permettait une marge de manœuvre aux États membres, mais Emmanuel Macron n’a jamais souhaité s’opposer au modèle Uber.
Comment expliquer qu’Emmanuel Macron défende les intérêts du secteur ?
Il y a d’abord une convergence idéologique. Pour le chef de l’État, l’économie se porterait mieux sans droit du travail. Il défend un système où le patron n’a plus à se soucier de la protection sociale d’un salarié indépendant tout en se permettant de choisir ses tarifs, sa manière de travailler et son autonomie. Emmanuel Macron voit l’ubérisation comme un cheval de Troie pour casser le droit du travail, détruire le salariat. Notre directive visait à mettre fin au recours à des faux indépendants et ouvrait la perspective d’obtenir des droits sociaux pour ces travailleurs (1). C’est à l’opposé de sa vision politique. Les révélations des Uber files en 2022 ont également montré la proximité entre Emmanuel Macron et cette multinationale.
Mise à jour le 20 février 2024.
Dans votre livre, vous estimez que l’Union européenne est le « royaume des lobbies ». Pourquoi ?
C’est quelque chose qu’on constate physiquement. En arrivant en 2019, j’ai remarqué que ce n’était pas abstrait. Au Parlement européen, les lobbies peuvent entrer et sortir comme dans un moulin. Ils ont leurs badges, leurs bureaux sont à côté. Et ce sont souvent d’anciens assistants qui connaissent par cœur le fonctionnement. Pour un citoyen, il faut se faire accréditer et il est impossible de circuler seul. De ce fait, les décisions prises par l’Union européenne sont bien plus influencées par les lobbies que les citoyens et les travailleurs.
En couverture de votre livre, il est écrit : « Comment j’ai infiltré la machine européenne. » Pourquoi parlez-vous d’infiltration ?
La machine européenne est une machine qui roule quand chacun est à sa place. L’ambiance y est courtoise, il y a beaucoup d’honneurs, le fonctionnement parlementaire oblige à chercher le compromis, contrairement à l’Assemblée nationale. Tout est fait pour dépolitiser ce monde. J’avais l’impression de mettre un grain de sel dans l’engrenage de cette machine pour la faire dérailler. La machine était habituée au néolibéralisme des lobbies, je voulais qu’elle se place du côté des gens. Cette directive était vouée à aller dans le sens des plates-formes. Pour m’y opposer, j’ai tout fait pour mettre en place un contre-lobbying : celui des travailleurs ubérisés.
J’ai tout fait pour mettre en place un contre-lobbying : celui des travailleurs ubérisés.
Avez-vous changé de vision sur l’Union européenne ?
Non, je reste persuadée qu’elle est imprégnée par l’idéologie néolibérale. Mais je me suis aperçue qu’il y avait plus de marges de manœuvre que ce que l’on peut en penser. En tout cas, il y en a plus qu’à l’Assemblée nationale française. Emmanuel Macron n’a cessé de réduire le pouvoir des députés français. Et les dogmes de l’Union européenne ont bougé après le covid, la crise écologique et les conséquences de la guerre en Ukraine. Les 3 % de déficit à ne pas dépasser quand on est un État membre, la pensée du tout marché, la systématisation des traités de libre-échange, etc. Tout a été remis en question. Il reste du boulot mais un espace s’est dégagé.
Est-il encore utile de défendre l’union des gauches en France ?
Toute l’Europe est concernée par la progression de l’extrême droite. En France, les sondages placent le Rassemblement national très haut. Et nous, nous donnons à voir l’éclatement de la gauche alors que nous pouvons, réunis, être la force en capacité d’incarner l’alternative au macronisme. Si nous additionnons nos intentions de vote dans les sondages, nous arrivons à faire au moins jeu égal avec le Rassemblement national. Mais les partis ont l’air décidés à rester dans leur coin et à défendre leur propre stratégie. Nous prenons cette situation en compte mais nous ne changeons pas notre ligne : nos adversaires, ce ne sont pas Marie Toussaint (tête de liste des Écologistes, N.D.L.R.) ou Raphaël Glucksmann (tête de liste du Parti socialiste et de Place publique, N.D.L.R.), c’est la liste macroniste – dont on ne sait pas par qui elle va être conduite – et celle de Jordan Bardella.
Serez-vous reconduite sur la liste de La France insoumise ?
Je suis candidate à ma candidature. Le comité électoral de La France insoumise tranchera prochainement.
Le 11 mars, la directive sur les travailleurs des plates-formes a finalement été adoptée au Conseil de l’Union européenne, à l’issue d’âpres négociations, et malgré l’opposition de pays comme la France et l’Allemagne. La directive, qui installe un principe de présomption de salariat pour les travailleurs et les travailleuses, doit désormais être adoptée définitivement par le Conseil et votée par le Parlement européen. Les États membres auront ensuite deux ans pour l’intégrer dans leur droit, avec une assez grande liberté qui leur sera laissée. « Jusqu’au bout, le président français lobbyiste pour Uber aura tout fait pour saboter le texte. Nous l’avons battu ! Des millions de faux indépendants vont être requalifiés en salariés » s’est enthousiasmée la députée Leïla Chaibi sur X, ex-Twitter.
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