Malgré le choc, « ne pas abandonner » le combat de Navalny
Un rassemblement en hommage à Navalny s’est tenu le 22 février à Paris. Politis s’y est rendu pour comprendre comment les Russes en exil voient désormais la lutte contre le régime de Poutine.
« Aux Russes qui sont ici ce soir, s’il vous plaît, n’abandonnez pas. » Le rassemblement vient de commencer place du Trocadéro et le ton est donné. « Ne nous rendons pas, ne nous laissons pas accabler », poursuit une personne au micro. Ce 22 février, la nécessité de poursuivre la lutte est autant mise en avant que le courage d’Alexeï Navalny, mort six jours auparavant. « Il n’est pas mort, il a été assassiné », lit-on sur une pancarte.
En 2020, l’opposant à Vladimir Poutine avait été empoisonné. Soigné en Allemagne, il avait choisi en 2021 de retourner en Russie où il avait été condamné à 19 ans de prison. En décembre, il avait été transféré dans la colonie pénitentiaire de Kharp, en Arctique, dans des conditions très difficiles.
Il était comme un parent pour nous.
Une manifestante
« La mort de Navalny a laissé beaucoup d’orphelins. Mais on va tout faire pour redonner l’espoir aux gens », explique Olga Prokopieva, présidente de l’association Russie-Libertés à l’origine du rassemblement. Parmi les deux cents personnes présentes, certaines portent les drapeaux bleu blanc bleu. Sans le rouge, couleur associée au sang et à la guerre, ce drapeau est devenu un symbole de l’opposition russe. « C’est le drapeau de la Russie libre. Bientôt, ce sera notre drapeau », souffle l’un des manifestants à son amie.
« Le rôle de Yulia va être très important pour mobiliser les gens »
« J’ai des amis qui n’étaient pas des militants actifs, mais qui ont subi la mort de Navalny comme la perte d’un élément important de leur vie », poursuit Olga Prokopieva. C’est le cas de cette femme qui tient un bouquet de fleurs. Elle ira le déposer au mémorial improvisé à une centaine de mètres, où des portraits de l’opposant couvrent la parcelle de pelouse d’un monument aux morts. Âgée d’une soixantaine d’années, elle explique que Navalny, ce n’était pas sa « génération » et qu’elle n’est pas spécialement « militante ». « Mais quand il est retourné en Russie, après son empoisonnement, j’étais impressionnée et je l’ai écouté. Il était comme un parent pour nous. » Pour elle, la nouvelle a été un « choc ».
Ce n’est pas une honte de faire peu, c’est une honte de ne rien faire, de se laisser effrayer.
Y. Navalnaya
Les roses qu’elle tient dans sa main, « c’est pour la mémoire. Mais que peut-on faire ? », se demande-t-elle. Elle évoque la répression en Russie. La semaine dernière, l’une de ses amies à Moscou lui a dit qu’elle irait déposer, elle aussi, une fleur près d’un mémorial improvisé. « Mais j’étais très inquiète pour elle. Moi, si j’étais encore là-bas, je ne sais pas si je l’aurais fait », soupire-t-elle. Pour ce geste d’hommage, 400 personnes ont été arrêtées, d’après le groupe de défense des droits humains OVD info. Aujourd’hui, elle paraît désemparée : « Je n’aurais jamais dit ça il y a deux ans, mais il faut une réponse armée et militaire à la Russie. Il faut les traiter comme des terroristes. »
Deux ans après l’invasion russe en Ukraine durant lesquels différents réseaux d’organisation russe comme Russians against war ou le comité anti-guerre ont mené des campagnes pour soutenir les Ukrainiens et les opposants en Russie, « les militants sont fatigués, certains sont en burn-out », estime Olga Prokopieva. « Le rôle de Yulia [Navalnaya] va être très important pour mobiliser les gens. »
Les manifestants scandent son prénom. « Yulia, Yulia, on croit en toi. » Au micro, une femme reprend les mots prononcés par Yulia Navalnaya, la femme d’Alexei Navalny, qui a annoncé reprendre le combat de son mari et appelé chacun à agir : « Ce n’est pas une honte de faire peu, c’est une honte de ne rien faire, de se laisser effrayer. »
« Navalny nous a laissé des armes, comme l’agitmachine », rappelle une personne. La stratégie « d’agitation » a été lancée en 2023 par le fonds de lutte contre la corruption, créé par Navalny, dans le cadre de la campagne « Russie sans Poutine » avant la présidentielle de mars. Chacun y est incité à appeler dix autres personnes pour les convaincre de la réalité du régime de Poutine.
« Notre rôle en France, c’est d’expliquer à ceux qui sont restés en Russie et qui sont dans le déni ou qui ne veulent pas voir, d’expliquer précisément ce qui se passe », explique une femme russe vivant à paris depuis 2002. « Mais aujourd’hui, l’appareil répressif est tel en Russie, qu’il ne peut pas y avoir de mobilisation de masse, les gens risquent la prison ou leur vie. » Avec son bonnet bleu vif enfoncé sur la tête, et son ciré jaune, la femme est habillée aux couleurs de l’Ukraine.
« Poutine, assassin ! Russie hors d’Ukraine ! »
« Poutine, assassin ! Russie hors d’Ukraine ! » Dans les slogans comme dans les discours, le lien est fait entre la répression en Russie et l’invasion de l’Ukraine. Plusieurs personnes distribuent des tracts pour la manifestation qui aura lieu samedi 24 février, deux ans après l’invasion russe. En Ukraine, la mort de Navalny a eu peu d’échos, si ce n’est quelques commentaires ironiques, selon la politiste Anna Colin Lebedev, s’exprimant dans Le Monde.
S’il avait fermement condamné l’invasion de 2022 le passé nationaliste de Navalny et ses propos ambigus sur l’annexion de la Crimée en 2014, est resté en mémoire des Ukrainiens. Pour la chercheuse, « il a été jugé responsable, parmi d’autres personnalités qui comptent aux yeux de la population, d’avoir contribué à légitimer l’idée de l’agression et l’idéologie qui la sous-tend ».
La femme au bonnet bleu reprend : « Je comprends les Ukrainiens, il avait une position russo-centrée et pas toujours sympathique avec les peuples de l’ancienne URSS. Surtout, ils ont d’autres soucis. Ils vivent une guerre atroce. Pour eux, le problème, c’est la survie. » A-t-elle de l’espoir dans la lutte contre le régime de Poutine ? Oui, « je ne peux me résigner à l’idée de ne jamais retourner dans son pays ».
Ce sont les Russes en Russie qui peuvent faire changer les choses.
Danila
Pancartes et drapeaux, imbibés de pluie, ont été rangés. Avec une guitare, un homme reprend des chants russes sur la liberté. Comme celle chantée en hommage à Navalny, il y a quelques jours par le groupe de rock DDT. À côté du guitariste, debout et droit sur un muret, Danila n’a pas lâché sa pancarte depuis deux heures. En russe, on y lit : « Vous ne pouvez pas tous nous tuer. »
Pour lui, « ce sont les Russes qui sont en Russie qui peuvent faire changer les choses. Nous, on peut juste accélérer le processus. 20 % des Russes sont pour la guerre, 20 % des Russes sont contre la guerre. Ce qui compte, ce sont les 60 % au milieu ». Il croit au combat des « femmes de soldats mobilisés qui sont plus modérées que nous, mais plus nombreuses ».
Depuis novembre 2023, des actions ont eu lieu dans plusieurs villes de Russie et embarrassent le pouvoir. Elles ne dénoncent pas le régime de Poutine ou « l’opération spéciale » (terme utilisé par le pouvoir russe pour qualifier l’invasion de l’Ukraine), mais réclament le retour de leur mari du front. Pour le jeune homme, ce mouvement « peut exploser à tout moment ».
Le musicien range sa guitare. Danila, artiste lui aussi, espère pouvoir retourner en Russie, et « chanter en russe devant des gens qui me comprennent ». Perdre espoir n’est pas permis.
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