« Ils étaient vingt et trois… morts pour la France »
À Paris, la résistance armée fut menée principalement par des étrangers ou immigrés, souvent juifs, internationalistes et antifascistes, commandés par l’Arménien Missak Manouchian, connu par la fameuse Affiche rouge. Il entre au Panthéon le 21 février, avec sa femme Mélinée, autre orpheline arménienne.
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Ceux qui trahissent l’Affiche rouge Manouchian : la police française insulte la mémoire des résistants communistes Le Pen, casse-toi, les FTP-MOI ne sont pas à toi ! Le droit à l’histoire du soirIl lui fallait un livre particulièrement épais. Quoi de mieux que les milliers de pages du Capital ? Lycéen brillant, Thomas Elek, 17 ans, en dérobe un exemplaire à son père, vieil intellectuel communiste juif hongrois réfugié avec toute sa famille en France depuis 1933. Il place une bombe dans le gros volume évidé et, de sa seule initiative, aidé par son petit frère de 12 ans qui est allé repérer les lieux, le dépose sur les rayons d’une librairie allemande du boulevard Saint-Michel à Paris.
Après plusieurs attentats qui visent des restaurants ou d’autres lieux fréquentés par des militaires allemands, de préférence des officiers, il monte dans la hiérarchie des Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) et dirige bientôt le « détachement des dérailleurs », sous le commandement de Joseph Boczov, chimiste, juif hongrois lui aussi, et ancien des Brigades internationales en Espagne. Thomas Elek représente le type même du très jeune résistant de la MOI et de l’Affiche rouge, qui se jette à corps perdu dans la lutte armée, surtout après la grande rafle dite « du Vel d’Hiv » de la mi-juillet 1942.
« As-tu déjà entendu parler de l’Affiche rouge ? – Non. – Et le nom de Manouchian, il te parle ? – Non. – Tu sais ce que c’est, la Résistance ? – Un peu. On vient de commencer l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans ma classe. – Et on t’a parlé du rôle des étrangers dans la Résistance française ? – Non. » Louis, 14 ans, élève de troisième en stage d’observation chez Politis, répondait ainsi aux questions lors de la conférence de rédaction, alors que nous préparions le dossier que nous vous présentons cette semaine, en partenariat avec les éditions Rue du monde.
Ce n’est pas faire injure à Louis que de dire qu’il ne connaît pas l’histoire de l’Affiche rouge, celle de Missak et Mélinée Manouchian. Cette petite conversation improvisée rappelle néanmoins l’absolue nécessité de la transmission. L’école en premier lieu, bien sûr. Mais la littérature aussi. La littérature jeunesse plus encore. C’est tout le sens de la réédition du très bel ouvrage Missak Manouchian, l’enfant de l’Affiche rouge (Rue du monde), écrit par Didier Daeninckx et illustré par Laurent Corvaisier, dont vous trouverez quelques-uns des dessins dans ces pages. Louis a lu ce livre avec attention et il vous dit ce qu’il en a pensé un peu plus loin.
Pour que l’histoire ne bégaie pas, la transmission ne suffira sans doute pas. Mais elle est une condition nécessaire pour prévenir l’horreur. Connaître les contextes, les politiques menées, les méthodes utilisées, fussent-elles démocratiques parfois, pour la faire advenir. Et ça commence toujours par des boucs émissaires. Des pauvres. Des étrangers. Puis des mesures liberticides. Voire une criminalisation de la contestation. Mais toute ressemblance avec l’actualité serait naturellement fortuite.
Pierre Jacquemain
Autre figure des FTP-MOI, Marcel Rajman, juif polonais, ouvrier du textile, est un peu plus âgé qu’Elek, avec ses 20 ans. Il fait tout de suite preuve d’un grand courage, d’intelligence et de sens de l’organisation. Membre du 2e détachement juif de la MOI, il accomplit plusieurs actions, exécutant soldats et officiers allemands, et devient vite moniteur, formant au maniement des armes et des explosifs ses camarades juifs et ceux du détachement arménien.
Parmi eux, une seule femme, Olga Bancic, résistante juive roumaine, qui ne figure pas sur l’affiche, les nazis ne voulant pas y voir de femme, ce qui aurait pu susciter de la « pitié ».
Son action la plus retentissante est sans aucun doute l’exécution, en compagnie de Celestino Alfonso, « Espagnol rouge » lui aussi sur l’Affiche, du colonel SS Julius Ritter, responsable du Service du travail obligatoire (STO) à Paris, rue Pétrarque, le 28 septembre 1943. Sa grande beauté resplendit sur l’Affiche rouge – conçue et apposée sur les murs de France par les nazis – et contribue à sa renommée, outre sa détermination et ses actions. Véritable mythe, il sera même le modèle du militant révolutionnaire des années 1970 Pierre Goldman, fils d’un résistant juif communiste polonais en France, lui aussi membre de la MOI.
« Génération de la rafle »
On est frappé par la jeunesse de ces résistants des FTP-MOI, figurant ou non sur l’Affiche rouge. La plupart ont la vingtaine, parfois moins, les plus âgés n’ont pas 40 ans, en particulier les anciens de la guerre d’Espagne comme Boczov ou Alfonso, ou les orphelins du génocide arménien comme Manouchian et sa femme Mélinée – qui survécut car cachée par la famille Aznavourian, dont le fils Charles deviendra le chanteur célèbre que l’on sait. S’ils sont une dizaine sur l’affiche, pure opération de propagande des nazis, ils furent en fait 23 arrêté·es du dit « groupe Manouchian », comme le rappelle le poème d’Aragon chanté par Léo Ferré.
Parmi eux, une seule femme, Olga Bancic, résistante juive roumaine, qui ne figure pas sur l’affiche, les nazis ne voulant pas y voir de femme, ce qui aurait pu susciter de la « pitié ». En fait, le démantèlement des FTP-MOI de région parisienne concerna 67 interpellé·es, sauvagement torturé·es, beaucoup exécuté·es, d’autres déporté·es – à l’instar d’Henri Krasucki, futur secrétaire général de la CGT de 1982 à 1992. Au total, ce sont près de 200 arrestations auxquelles procèdent les hommes du commissaire David – exécuté parmi les premiers après la Libération –, chef de la brigade spéciale n° 1 des renseignements généraux, particulièrement féroce contre la Résistance, en particulier celle des immigré·es.
Or les résistants agissant dans Paris même ne sont pas si nombreux, en dehors des FTP-MOI. Certes, le réseau Défense de la France va imprimer sa brochure durant toute la guerre dans les caves de la Sorbonne, avec un tirage impressionnant pour un mouvement clandestin. Mais de véritables combattants armés sont rares. C’est pourquoi le PCF, ou plutôt le commandement militaire des FTPF, peut compter sur ces jeunes traqués car juifs et/ou immigrés. Parmi leurs familles, beaucoup ont été arrêtés et déportés lors des rafles opérées par la police française, en premier lieu celle du Vel’ d’Hiv. C’est pourquoi l’historienne de la Shoah Annette Wieviorka parle de « génération de la rafle ».
« À corps perdu »
Face à la répression féroce, ces jeunes hommes et femmes, certains très jeunes, d’autres plus expérimentés, ne vont pas hésiter, pour la plupart d’entre eux, à embrasser la lutte armée, ayant déjà subi, avec leurs proches, tant de mesures discriminatoires, arrestations, tortures et, déjà, déportations. « À corps perdu », diront certains historiens, le passage aux armes étant loin d’être évident pour nombre de militants ouvriers « de base » du PCF. Ces résistants – ouvriers, souvent juifs, étrangers pour la plupart ou d’origine étrangère, certains apatrides, tous militants internationalistes et antifascistes – sont de ceux qui franchissent le pas sans beaucoup d’hésitation.
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant.
Aragon
Leur résistance à Paris (et en région parisienne) avait précédé le débarquement en Normandie et l’insurrection populaire parisienne de la seconde quinzaine d’août 1944. Eux-mêmes ou leurs parents avant eux avaient déjà lutté contre la « bête immonde » dans leurs pays respectifs, de l’Espagne à la Roumanie, de la Pologne à la Hongrie. Et l’un de leurs chefs, Missak Manouchian, ouvrier, poète, voire révolutionnaire professionnel, était un orphelin rescapé du génocide des Arméniens, ainsi que sa femme, Mélinée.
Et comme le rappela Aragon dans son sublime poème (1) sur cette affiche « qui semblait une tache de sang », ils furent ces « vingt et trois étrangers et nos frères pourtant », dont « à prononcer [les] noms sont difficiles ». Mais « à l’heure du couvre-feu, des doigts errants avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE ». Ils furent tous fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien. Sauf Olga Bancic, guillotinée à la prison de Stuttgart trois mois plus tard.
« Strophes pour se souvenir » (1955), dans Le Roman inachevé, Gallimard, 1956.
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