Navalny et les contradictions occidentales
Poutine n’emprisonne pas ses opposants les plus redoutables : il les assassine. La mort de son plus célèbre rival, Alexeï Navalny, doit réveiller les consciences dans une guerre que le dictateur russe mène déjà contre l’Europe.
dans l’hebdo N° 1798 Acheter ce numéro
Alexeï Navalny ne sera pas Mandela. En rentrant à Moscou, en 2020, après avoir échappé à une tentative d’empoisonnement, l’opposant russe s’est peut-être mépris sur la détermination de Vladimir Poutine, qui préparait son invasion de l’Ukraine. Avec la guerre, l’autocrate, comme on le nommait pudiquement, est devenu dictateur. Navalny croyait écoper de quelques années de prison qui lui auraient conféré la légitimité du libérateur, mais Poutine n’emprisonne pas ses opposants les plus redoutables ; il les assassine. On imagine que ses services ont donné le coup de pouce qu’il fallait pour achever un homme de 47 ans, déjà affaibli par des conditions de détention inhumaines, dans la colonie pénitentiaire IK-3, un enfer glacé situé au-delà du cercle polaire.
Même imparfait à l’aune de nos valeurs, Navalny est une sorte de héros.
On ne sait ce que Navalny serait devenu. Mais tel qu’il fut, il mérite infiniment le respect. On peut toujours instruire le procès du nationaliste, coupable jadis de dérapages xénophobes, mais nous sommes dans la Russie de Poutine et de Staline, un pays qui n’a connu que la dictature, la police politique, les procès truqués et les malfrats à la solde du régime. Il n’y a pas à cela de fatalité consubstantielle au peuple russe, mais le tragique de l’histoire. Même imparfait à l’aune de nos valeurs, Navalny est une sorte de héros. Aujourd’hui encore, il faut beaucoup de courage à ces gens qui, depuis l’annonce de sa mort, vont déposer une fleur en un lieu de mémoire, comme le pont Bolchoï de Moscou, où fut abattu en 2015 Boris Nemtsov, lui aussi figure de proue de la résistance. Un autre, ou une autre, prendra la relève.
Mais la liste est interminable des assassinats dont Poutine est le commanditaire. Les survivants sont bâillonnés, comme ses rivaux interdits à la veille de l’élection présidentielle du 15 mars. La mort de Navalny vient rappeler aux candides la nature du régime que Poutine souhaite étendre à l’Ukraine, en attendant plus, si l’occasion se présente. Parlons donc de cette guerre qui a hâté la liquidation de Navalny. Poutine a longtemps pensé qu’il allait la perdre. Il croit aujourd’hui qu’il peut la gagner. Il possède sur l’Ukraine un immense avantage : un mépris absolu de la vie humaine. C’est au prix d’énormes pertes que ses troupes ont pu, le 17 février, s’emparer d’Avdiivka, petite ville réduite à l’état de ruines sur la route de Donetsk.
Son indifférence à la mort de ses soldats procure à Poutine un autre avantage : le temps. Un temps illimité qui finit par user les opinions publiques occidentales, et qui le rapproche, espère-t-il, d’un retour de Trump à la Maison Blanche. Ils sont deux à guetter l’élection américaine de novembre avec une criminelle impatience : Poutine et Netanyahou. Car voilà bien ce qu’il y a d’inédit dans la situation. Un ennemi du droit, et ami de la force, convoite de nouveau le pouvoir à Washington. Un pouvoir que Trump possède déjà en partie avec ces élus républicains au Congrès qui bloquent l’aide à l’Ukraine.
L’Europe pourrait être le siège universel de la démocratie et des droits humains. C’est peu dire qu’elle ne l’est pas.
À Munich, où se tenait la conférence annuelle sur la sécurité, les dirigeants européens ont montré un grand désarroi, malgré les coups de menton de Macron et du chancelier allemand Olaf Scholz. Ils ne peuvent que constater les ravages de décennies d’alignement et de soumission aux États-Unis, maintenant que ceux-ci menacent de les abandonner à leur impuissance. Car la guerre de Poutine à l’Europe est déjà engagée. Au-delà même de la menace « ukrainienne », les cyberattaques, comme toutes les infiltrations visent à pourrir nos sociétés en jouant sur leurs démons intérieurs (voir, sur nos murs, ces inscriptions antisémites commanditées par Moscou).
Mais pour faire face à cette offensive russe contre la démocratie, il faudrait au moins que la France ou l’Allemagne soient crédibles dans la défense des valeurs que Poutine attaque. C’est misère de voir sur les plateaux de télévision les mêmes – journalistes, experts, politiques – qui condamnent Poutine soutenir Netanyahou. Comme s’il y avait deux standards de droit international et d’humanité. Ou pire, deux races de victimes. L’Europe pourrait être le siège universel de la démocratie et des droits humains. C’est peu dire qu’elle ne l’est pas. Elle pourrait en tirer une force qui ne serait pas seulement militaire. Elle ne fait rien contre Netanyahou dans son entêtement à massacrer les Palestiniens. Elle fait trop peu, et peut-être trop tard, contre Poutine promu porte-drapeau de toutes les dictatures. Dans cette guerre déjà mondialisée, la mort de Navalny devrait au moins réveiller les consciences.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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