Ce boulanger syndicaliste qui dérange

Christian Porta, délégué syndical CGT de Neuhauser, une boulangerie industrielle, est menacé de licenciement pour harcèlement moral envers… sa direction. En une dizaine d’années, lui et son syndicat ont obtenu de nombreux acquis sociaux.

Pierre Jequier-Zalc  • 21 février 2024 libéré
Ce boulanger syndicaliste qui dérange
Christian Porta, au sortir de son entretien préalable à un licenciement, au début de 2024.
© Pierre Jequier-Zalc

Neuf heures du matin, vendredi 16 février. En plein milieu de Folschviller, en Moselle, se dresse un bâtiment tout en verre. Le siège de Neuhauser, une boulangerie industrielle appartenant au groupe InVivo. Devant, plusieurs dizaines de militants sont agglutinés. Des drapeaux de tout le spectre des organisations de gauche sont brandis. CGT, Solidaires, Force ouvrière, côté syndicats. La France insoumise, Révolution permanente, NPA pour les forces politiques. Tous sont là pour soutenir Christian Porta, la petite trentaine, qui doit être reçu par sa direction pour un entretien préalable au licenciement. Ce qu’on lui reproche ? Du harcèlement moral envers sa direction. Un motif qu’il conteste vivement.

Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre, il faut plonger dans le passé. Au début des années 2010, Christian Porta entre, en tant qu’intérimaire, à Neuhauser. « Je suis boulanger de métier, mais je voulais sortir de la boulangerie traditionnelle, c’était trop dur. J’étais un petit jeune de quartier, ni militant ni syndicaliste, juste un loubard », raconte-t-il. Après plusieurs missions en intérim, il est embauché en 2015. « Le 1er mars, je m’en souviens encore ! »

Dans son usine, l’équipe est jeune, les forces syndicales en présence sont faibles. Les conditions de travail, elles, sont dures. « Les plannings de travail étaient horribles. On était tout le temps à l’usine, ça nous rendait fous », poursuit Christian Porta. Avec quelques collègues, ils décident de monter une liste pour les élections des représentants du personnel. Ils sont pris en charge par la CGT et font une campagne offensive. Ils obtiennent 73 % des voix. Un raz de marée.

L’art de la grève

Robert*, non syndiqué, est entré à Neuhauser en 1994. Il se souvient : « C’est simple, je n’avais jamais vu de grève dans l’usine jusque-là. On était très mal payés. Le travail était dur, très dur. À partir de là, les choses ont changé. » Au fil de la discussion, au pied du siège de son entreprise, il dévoile ces « changements » presque sans le vouloir. « Vous avez dû faire grève pour être présents ce matin ? », l’interroge-t-on. « Non, je ne travaille pas aujourd’hui. C’est l’avantage depuis qu’on est passé aux 32 heures payées 35. »

*

Le prénom a été modifié.

Les salaires aussi ont rapidement grimpé. « On gagne plus que vous », plaisantent Robert et son collègue William lorsqu’on évoque nos différentes rémunérations. « Quand je suis entré dans l’entreprise, c’était 1 300 euros, pas plus. Aujourd’hui on est aux alentours de 2 000 », affirme-t-il. Des acquis sociaux d’envergure obtenus au forceps par cette section syndicale ultra-­combative et devenue maître dans l’art de la grève comme outil d’instauration de rapport de force.

Le 16 février, devant le siège de Neuhauser plusieurs dizaines de militants de tout le spectre des organisations de gauche (CGT, Solidaires, Force ouvrière, La France insoumise, Révolution permanente, NPA) sont venus soutenir Christian Porta. (Photo : Pierre Jequier-Zalc.)

Malgré tout, dans un contexte important de robotisation et de désindustrialisation, la direction de l’entreprise met en place plusieurs plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). En 2021, Neuhauser, alors détenu par le groupe Soufflet, est racheté par InVivo, un des plus gros groupes agroalimentaires. Christian Porta est, lui, devenu une figure de toutes les luttes. Sur les ronds-points pendant les gilets jaunes, en grève contre les réformes des retraites, en manifestation pour défendre le peuple palestinien. Il est, aussi, devenu délégué syndical central de son entreprise.

Un soutien sans faille de ses collègues

Autour de lui, un collectif de travail soudé et revendicatif s’est constitué. Pour venir soutenir leur collègue à son entretien préalable au licenciement, une grande majorité s’est mise en grève. « On a tous eu besoin de Christian un jour. Aujourd’hui, à nous d’être là pour lui », confie William. « Franchement, quand je vois qu’ils sont tous venus, ça me donne envie de chialer », glisse le délégué syndical. Au pied du siège de l’entreprise, ce collectif est vite identifiable.

On a tous eu besoin de Christian un jour. Aujourd’hui, à nous d’être là pour lui.

William

Ni gilet siglé sur les épaules, ni drapeaux, ni ­stickers. On préfère les survêtements de marque de sport et les casquettes. Même Christian Porta, devenu secrétaire général de l’union locale CGT de Saint-Avold, évite le look classique du syndicaliste. « C’est pas trop nous », dit-il en riant dans son ensemble kaki, paire de Nike TN aux pieds et sacoche en bandoulière. Pourtant – et personne ne s’y trompe –, s’ils sont là aujourd’hui, c’est parce que c’est bien le syndicaliste qui est attaqué. En effet, le mercredi précédent, Christian Porta a reçu une mise à pied conservatoire et une convocation pour un entretien préalable « pouvant aller jusqu’au licenciement ». La raison ? Un supposé harcèlement moral envers ses supérieurs.

« Nous notons un turn-over beaucoup plus important sur le site de Fürst au sein des postes d’encadrement par rapport aux autres sites. Cela constitue un signe majeur d’un climat social délétère. Ce comportement affecte la santé de plusieurs personnes et a d’ores et déjà provoqué de nombreuses démissions, démissions qui se poursuivront et mettront en péril la pérennité de ce site », justifie, dans une note interne consultée par Politis, la direction de l’entreprise.

Sur le même sujet : « C’est toute la CGT qui est attaquée »

Par l’intermédiaire du DRH du groupe InVivo, Sébastien Graff, Neuhauser est particulièrement offensif à l’égard de son salarié. « Si vous voulez l’embaucher comme permanent au sein de votre parti, je vous le finance trois ans. Pas sûr que vous soyez d’accord… » écrit, par exemple, sur X (ex-Twitter) le DRH à François Ruffin, venu soutenir le délégué syndical.

Le rapport d’enquête interne, que nous nous sommes procuré, liste anonymement, et à la Prévert, des phrases de personnes auditionnées – presque uniquement des cadres et des membres de la direction. « Les échanges sont pas top top », « il communique d’une façon très virulente », « position d’agressivité dès que j’ai affaire à lui », peut-on lire par exemple, souvent sans contexte et de manière lacunaire. Il conclut toutefois « à la matérialité du harcèlement moral et recommande des mesures immédiates ».

Oui je suis revendicatif. Oui je demande des hausses de salaires, des améliorations de nos conditions de travail.

C. Porta

Des accusations que conteste fermement Christian Porta. « Oui je suis revendicatif. Oui je demande des hausses de salaires, des améliorations de nos conditions de travail. Mais je ne harcèle pas, je n’insulte pas ! » Pour le militant et ses soutiens, si ce licenciement est validé par l’inspection du travail – étape obligatoire pour licencier un salarié avec un mandat représentatif –, ce serait une dangereuse jurisprudence. « Cela veut dire que dès qu’on demande des avancées sociales à nos patrons, on peut être viré pour harcèlement ? C’est ubuesque », assène le secrétaire général de la CGT Moselle, micro en main, face à la petite foule venue en  soutien.

Surtout, cette mise à pied intervient quelques jours seulement avant les négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les salaires. Une grève était déjà prévue pour réclamer des augmentations. « Cela n’a bien entendu rien à voir », assure le DRH d’InVivo sur X. Avec cette mise à pied, la colère des ouvriers a redoublé et le mouvement de grève est très largement suivi dans le secteur de la production (entre 75 % et 90 %), témoignant d’un soutien sans faille au délégué syndical.

« Un patronat sauce XIXe siècle »

Face à cette contestation, l’entreprise a réagi en faisant parvenir une note interne à l’ensemble des salariés. On peut y lire ceci : « Nous mettrons tout en œuvre pour faire cesser ces pratiques de harcèlement moral. Que celles et ceux qui ne veulent pas suivre ce projet, et soutiennent ces pratiques inacceptables se signalent : nous pourrons envisager avec eux leur sortie de l’entreprise dans les meilleurs délais. » En clair, des menaces non dissimulées. « Le droit de grève est constitutionnel. Ces menaces ne nous intimident pas », commente William. « Entre ce courrier et les propos du DRH sur Twitter, la direction révèle son vrai visage, glisse Elsa Marcel, avocate du syndicaliste. On a affaire à un patronat sauce XIXe siècle. »

En moins d’une semaine, cette direction a déjà essuyé un premier camouflet. En effet, la mise à pied conservatoire de Christian Porta était assortie d’une interdiction d’accès au site. Une mesure fréquente pour un salarié, beaucoup moins pour un représentant syndical. Dans trois mails envoyés à la direction, l’inspection du travail a même rappelé qu’il fallait « permettre l’accès aux différents sites à Monsieur Porta en sa qualité de représentant du personnel ». Pour autant, la gendarmerie est venue faire barrage au syndicaliste devant son usine.

Toute atteinte au droit de grève ou à la liberté syndicale est de nature à porter atteinte à l’intérêt collectif.

Tribunal

Face à ce constat, celui-ci a attaqué en référé cette décision au tribunal judiciaire de Sarreguemines. Qui lui a donné raison. « Il s’agit de droits fondamentaux à valeur constitutionnelle. Leur exercice ne peut trouver de limite qu’en cas d’atteinte à un droit de même valeur. Toute atteinte au droit de grève ou à la liberté syndicale, de laquelle découle la liberté d’exercer un mandat syndical, est de nature à porter atteinte à l’intérêt collectif », peut-on lire dans la décision qui enjoint à Neuhauser de permettre à Christian Porta d’accéder au site.

10 h 15, ce vendredi. Le syndicaliste sort de son entretien préalable au licenciement sous les vivats de ses camarades. Il juge que les éléments factuels qui lui ont été apportés sont « ridicules ». « On m’accuse de défendre nos conditions ! » affirme-t-il, micro en main, face à la petite foule. Maintenant que la procédure est enclenchée, l’inspection du travail a deux mois pour se prononcer dessus. Christian Porta conclut, à demi-mot : « Au vu des éléments, je suis confiant. »

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