Quand Badinter pensait contre lui-même

Un hommage national est rendu à l’ex garde des Sceaux ce 14 février. S’il a fallu beaucoup de courage à cet homme pour affronter les préjugés de son époque, on aurait aimé entendre davantage sa voix contre le racisme du gouvernement israélien, contre l’apartheid, contre la colonisation.

Denis Sieffert  • 13 février 2024
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Quand Badinter pensait contre lui-même
Le portrait de Robert Badinter, au ministère de la Justice à Paris, le 9 février 2024.
© GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP.

On connaît la célèbre injonction de Péguy : « Penser contre soi-même. » L’auteur de Notre Jeunesse invitait son prochain à « se battre » non seulement « contre l’ennemi » mais aussi, et peut-être surtout, « contre soi-même » (1). Est-il permis d’interroger le destin et l’œuvre de Robert Badinter à l’aune de cette double recommandation ? Contre « l’ennemi », l’ancien ministre de la Justice n’a jamais fléchi. L’ennemi pourtant était des plus redoutables. Il portait souvent un nom qui lui assurait un lâche anonymat : l’opinion publique. L’opinion publique qui, en 1981, était majoritairement favorable à la loi du talion : on tue celui qui a tué. Et elle était aussi profondément homophobe. Il a fallu beaucoup de courage à cet homme pour affronter les préjugés de son époque, et faire franchir à notre civilisation un pas, espérons-le, irréversible.

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Je me réfère ici au chapitre consacré à Péguy, dans le livre d’Edwy Plenel Se tenir droit (Le Seuil, 2023).

Il lui a fallu beaucoup de force de conviction pour amener un candidat à la présidence de la République à braver les vents contraires des sondages à quelques semaines seulement de l’élection. Plusieurs années plus tard, il a reconnu qu’il avait craint de la part de Mitterrand une de ces formules ambigües dont il était coutumier. Mais jamais Mitterrand ne fut plus clair que ce jour où il prit devant la France entière l’engagement d’abolir la peine de mort. Et les Français lui ont su gré de son courage. L’ennemi pour Badinter, c’était aussi l’antisémitisme, qui le hantait, et tous les sentiments misérables qui sommeillent au fond de l’être humain. Il a su aussi avoir des mots très forts, et rares au milieu de ses amis, contre l’islamophobie.

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On a beaucoup cité, ces jours-ci, son grand œuvre livré en deux temps : sa plaidoirie devant le tribunal de Troyes, en 1976, quand il transforma sa défense de l’indéfendable assassin d’un enfant en procès de la guillotine et, bien sûr, son discours du 17 septembre 1981 devant l’Assemblée nationale : « J’ai l’honneur de vous demander l’abolition de la peine de mort… » Il faut y ajouter la dépénalisation de l’homosexualité, qui a contribué à nous faire sortir du Moyen Âge. Mais j’évoquerai aussi un autre discours, improvisé celui-là, qui nous ramènera à Péguy. Nous sommes le 16 juillet 1992, et François Mitterrand, accompagné du président du Conseil constitutionnel, vient commémorer la rafle du Vel d’Hiv qui a eu lieu cinquante ans plus tôt. Des sifflets et des invectives jaillissent de la foule. Une partie de la communauté juive reproche à Mitterrand de toujours considérer que la République n’est pas comptable des crimes de Vichy. La vieille doctrine gaullienne.

Interrogé à propos d’Israël, il eut un jour cette réponse : ‘Même si mon frère a tort, c’est mon frère.’

On ne reviendra pas ici sur le fond du débat, pour ne retenir que la colère de Badinter. « Vous m’avez fait honte, lance-t-il à une assistance rendue au silence, il y a des moments où la mort vous écoute. […] Taisez-vous ! » Ce n’est pas tant la force du verbe qui nous interpelle que la qualité de ceux qu’il admoneste. À cet instant, Badinter pense contre une partie de lui-même. Et peut-être encore plus qu’on l’imagine, car il n’est pas sûr qu’il partage l’opinion de Mitterrand. Mais on ne l’a guère entendu, en vérité, penser contre soi. Interrogé à propos d’Israël, il eut un jour cette réponse : « Même si mon frère a tort, c’est mon frère. »

On aurait aimé entendre davantage sa voix contre le racisme du gouvernement israélien, contre l’apartheid, contre la colonisation. Sa principale critique fut contre la réforme constitutionnelle de Netanyahou : « Les Juifs en général et les Israéliens sont le peuple de la loi […]. Si nous nous transformons en un peuple qui fait tout ce qu’il veut, ce sera la fin du judaïsme, y compris la fin d’Israël. » Nous sommes aujourd’hui au fond de cet abîme, mais ce sont les Palestiniens qui en sont les principales victimes.

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Il s’est peu exprimé contre cette part de lui-même, l’Israël de droite et d’extrême droite. Tout de même, au cours d’un dernier entretien, il a affirmé que «la sécurité des Israéliens passe par l’émancipation des Palestiniens » (2). Il a dénoncé « des partis ouvertement racistes qui “font” la majorité parlementaire, des ministres favorables à l’expulsion des Palestiniens ». On regrette qu’il n’ait pas prononcé ces mots plus tôt et plus fort. Sinon pour convaincre Netanyahou, qu’il détestait, au moins pour parler à cette part de la communauté juive qui ne veut connaître, quand il s’agit des Palestiniens, ni raison ni justice. On voudrait partager sa dernière profession de foi, même si elle défie le cours des événements : « Je crois qu’un jour viendra, on verra la résolution des Nations unies sur les deux États. »

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Entretien diffusé sur LCI le 9 février.

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