Quand les délais d’une préfecture mènent à la mort d’un nourrisson
Fanta avait 3 mois quand elle est morte en novembre, intoxiquée au monoxyde de carbone. Une mort survenue après les retards de la préfecture du Nord pour délivrer une carte de résidence à sa mère, réfugiée. Celle-ci avait perdu tous ses droits sociaux et sa dette avait conduit à une limitation d’électricité.
Fatima berce le vide en mimant son enfant décédé. Sa fille, Fanta, est morte il y a deux mois à peine. L’acte de décès indique la date, 4 novembre 2023 et l’heure, 6 heures 12. Quand l’ambulance est arrivée, le nourrisson était déjà inerte, intoxiqué au monoxyde de carbone. Quelques heures plus tôt, Fatima et son compagnon avaient allumé un brasero pour chauffer la maison à Armentières (Nord) où ils vivaient avec trois jeunes enfants. Depuis le mois de février 2023, Fatima n’avait plus de ressources pour vivre en raison du délai de la préfecture pour renouveler ses papiers. L’électricité n’était pas suffisante pour allumer le chauffage et la nuit était froide. La tempête Ciaran atteignait le département du Nord.
Fatima se souvient s’être réveillée à 5 heures du matin. À ce moment-là, « je ne sens plus mon corps. Je suis tellement faible que je n’ai même plus la force de soulever ma main. » Elle réveille son compagnon, qui ne peut se lever non plus. Puis, elle regarde Fanta, allongée dans son lit. Elle a vomi. Elle ne bouge pas. Fatima parvient à appeler l’ambulance. Elle répète les mots que l’ambulancière lui « verse au visage » et qu’elle ne veut pas croire : « Madame, votre fille est décédée ».
J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer.
Fatima
Pendant deux heures, elle reste dans l’ambulance en berçant son enfant, avant d’être elle-même transférée à l’hôpital. Les médecins l’interrogent sur ses problèmes de cœur, alors qu’elle n’a que 26 ans. Elle explique : « Avant le drame je me plaignais tout le temps que j’avais mal au niveau du cœur. Le stress c’est quelque chose. Avec la préfecture, les soucis dans ma tête, les pleurs et les angoisses, j’ai eu cette maladie au niveau du cœur. »
En 2018, Fatima, 20 ans, a fui la Côte d’Ivoire pour échapper à l’excision. Elle survit au désert, à la prison en Libye, aux viols. Quand elle traverse la Méditerranée sur un zodiac, enceinte, elle voit neuf personnes se noyer. Après le sauvetage par SOS Méditerranée, elle arrive à Lampedusa. Son fils naît, malade, en Italie. Elle traverse la frontière entre l’Italie et la France, à Vintimille, dort tantôt dans les trains, tantôt dans les aéroports. Quand elle obtient finalement la protection de la France en février 2022 et le statut de réfugiée, Fatima souffle. « J’ai cru que le match était terminé. Mais en fait, il ne faisait que commencer. »
Délais et silences
En juillet 2022, Fatima fait sa demande de carte de résident, un titre valable 10 ans. Mais la préfecture, qui dispose légalement de 3 mois pour répondre à la demande, ne lui délivre pas à temps. En janvier 2023, le récépissé, un document attestant que la demande de titre a été déposée et qu’elle est en situation régulière, arrive à échéance. Avec son assistante sociale, Fatima sollicite un renouvellement du document. Sans nouvelle de la préfecture.
« Lorsqu’on fait les demandes de renouvellement, on a un numéro de dossier disant que la demande a été enregistrée, mais il n’y a pas de réponse ou de délai qui sont donnés », explique Camille, l’assistante sociale du Graal, association qui accompagne Fatima dans ses démarches et lui loue son logement. Elle ajoute : « Les délais de traitement pour avoir de nouveaux récépissés se sont allongés. Et ça entraîne systématiquement une rupture de droits auprès de la CAF, de Pôle Emploi et de toutes les institutions. » En février, Fatima perd ainsi ses allocations, le RSA, les seules ressources dont elle disposait pour s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Rapidement, la situation se dégrade.
Elle est alors enceinte d’un troisième enfant. Les factures d’électricité et de loyer s’accumulent. Fatima demande de l’aide au CCAS (Centre communal d’action sociale), à la Maison Nord Solidarités, à la mairie, à la CAF (Caisse d’allocations familiales), partout où elle peut. Les différents travailleurs sociaux écrivent à la préfecture. « Mais toujours rien », répète Fatima.
En juillet, à 8 mois de grossesse, elle est contrainte de mendier devant la mosquée d’Armentières. Elle décrit un état de fatigue intense et des insomnies. « Quand je me couchais la nuit, je me disais : ‘Demain comment ça va se passer ?’ J’avais ça seulement dans ma tête, ce qui faisait que je ne pouvais pas dormir. » Elle vend sa télé et hésite à vendre son téléphone, mais s’abstient. Comment, sinon, recevoir le mail de la préfecture ?
Dématérialisation et dysfonctionnements
Le 31 juillet, elle accouche de Fanta, « un bébé qui souriait tout le temps ». Dès sa sortie de la maternité, elle recommence à mendier et deux jours après son accouchement, en raison de sa dette, l’électricité est restreinte, très strictement. « EDF commence à tout couper dans la maison. Je ne pouvais même pas faire chauffer un biberon », explique-t-elle. Le nourrisson a trois semaines quand elle tente, accompagnée d’une assistante sociale, de se rendre à la préfecture. Sans succès. Le 21 août 2023, les portes de la préfecture restent fermées.
Depuis le covid, aucun accueil physique n’a rouvert pour les étrangers à Lille. Deux jours plus tard, l’assistante sociale renvoie un mail à la préfecture. Enfin, l’attestation de prolongation d’instruction apparaît sur la plateforme de l’ANEF (Administration nationale des étrangers en France). Impossible à télécharger, comme en atteste une capture d’écran consultée par Politis.
L‘ANEF est la plateforme lancée par le ministère de l’Intérieur dans le cadre de la dématérialisation. En 2019, elle a d’abord concerné les visas pour long séjour, puis les titres de séjour étudiants en 2020 (le tout représentant 1/5 des demandes). À la fin de 2022, le processus de dématérialisation s’est achevé : l’ensemble des demandes de titre de séjour et d’accès à la nationalité française devant se faire via cet outil. Ses dysfonctionnements sont dénoncés par les personnes qui y sont directement confrontées, par les associations de soutien aux personnes exilées mais aussi par le Défenseur des Droits.
Benoît Rey, juriste au sein du Défenseur des Droits, déplore la façon dont a été menée la dématérialisation. « Dans les préfectures comme dans de nombreux services publics, l’État a d’abord supprimé des postes puis mis en place des procédures dématérialisées pour tenter de compenser le manque, alors que les outils étaient loin d’être parfaitement fonctionnels et que les gains de productivité n’étaient pas constatés. On a ensuite tenté de compenser le manque de personnels par des contrats temporaires mais cela n’a pas suffi. »
Résultat : entre 2019 et 2022, les réclamations concernant les droits fondamentaux des étrangers ont plus que triplé, devenant le principal motif de saisine de l’institution. Sur la même période, la part de saisine venant du département du Nord concernant le droit des étrangers a quasiment doublé. Morade Zouine, coprésident de l’Adde (Avocats pour la défense des droits des étrangers) abonde : « Avant la dématérialisation, le contentieux était lié à la contestation du refus des titres par les préfectures, aujourd’hui, c’est simplement pour que nos clients accèdent aux services publics. »
« Extrême urgence »
En l’absence de réponse de la préfecture, le Graal finit par orienter Fatima vers une avocate. Une intervention qui permet de débloquer la situation. Le 15 octobre, Me Caroline Fortunato échange par téléphone avec Fatima. Cinq jours auparavant, elle a fait une requête devant le tribunal pour contraindre la préfecture à délivrer urgemment un récépissé. Mais l’appel lui fait comprendre le caractère vital de la situation. Le lendemain, elle interpelle la préfecture par mail. Dans l’objet du courriel, on peut lire ‘EXTRÊME URGENCE’. Elle alerte notamment sur « la mise en danger immédiate de l’état de santé du nourrisson« .
Après ce message, la préfecture répond que la demande de titre de séjour de Fatima a été acceptée. Le titre est en cours de fabrication, un an après les délais prévus par la loi. Le 18 octobre, l’avocate reçoit l’attestation de décision favorable qui permet de débloquer les droits auprès de la CAF et les transmet à l’assistante sociale. Sauf que les conséquences perdurent. Les températures baissent et l’électricité est toujours limitée. Le service de solidarité d’EDF explique avoir contacté Fatima le 26 octobre « pour comprendre sa situation d’impayé et essayer de trouver une solution ». Pour retrouver la pleine puissance, Fatima doit payer 20 % de sa dette. EDF ajoute : « Ce paiement n’a pas été possible et EDF a maintenu un service minimum de fourniture d’électricité. »
En effet, Fatima ne dispose pas de carte ou de compte bancaire, simplement d’un livret A. « Ouvrir un compte bancaire avec un simple récépissé, c’est très compliqué auprès des banques », explique Camille, l’assistante sociale. Si Fatima dispose désormais de la somme lui permettant retrouver la fourniture complète d’électricité, le montant dépasse ce qu’elle peut virer depuis son livret A. Pour régler la situation définitivement, un rendez-vous est pris avec EDF, la deuxième semaine de novembre.
À deux jours près, les choses se passaient autrement.
Camille
Mais les premiers jours du mois sont particulièrement froids. Fanta est morte avant le rendez-vous. Pour le fournisseur d’énergie, ce décès, le 4 novembre, est une « immense tristesse ». « Madame arrivait en bout de course, déplore l’assistante sociale, elle avait son récépissé, les droits étaient rouverts et on bloquait juste pour le paiement. » Visiblement encore émue, Camille reprend : « À deux jours près, les choses se passaient autrement. »
La veille du drame, le 3 novembre, Fatima téléphone à EDF, comme le confirme son journal des appels. La trêve hivernale en vigueur depuis deux jours empêche les fournisseurs d’électricité de couper l’électricité, mais la fourniture minimum de courant, 1 kVA (kilovoltampère), n’est pas suffisante pour chauffer la maison. « Il faut que j’aie l’électricité parce que ça ne va pas, dit Fatima en relatant son appel au service client. Ma petite, quand elle dort la nuit et que je touche ses doigts, tout est froid, tout est glacé. »
Elle tente à nouveau de s’acquitter de sa dette en allant à la Poste pour payer, ce qui n’est toujours pas possible. Au vu du froid, elle contacte à nouveau le service client. « La dame me dit : ‘À partir de 20 heures ou de minuit, vous allez avoir de l’électricité ou de l’eau chaude.’ Je lui ai demandé trois fois : ‘Vous êtes sûre ?’ Elle m’a dit oui. » Sollicitée sur ce point, EDF, répond : « Il n’y a pas eu d’engagement dans ce sens. »
De vingt heures à minuit, Fatima vérifie sans cesse s’il y a de l’eau chaude ou de l’électricité. « Rien. » « À minuit, il faisait tellement froid que j’ai fait la pire chose que je ne devais jamais faire. » Elle allume un brasero sans en soupçonner la dangerosité. Dans la chambre séparée où dorment ses deux fils, « il y a un petit radiateur électrique qui fait un peu d’air ». Elle leur ajoute deux couvertures et n’approche pas le charbon de leur chambre. Avant d’aller se coucher, la maison est chaude, et elle demande au père de sa fille d’aller éteindre le brasero. Mais les substances du gaz, inodores, incolores, atteignent la pièce où elle dort avec sa fille et son compagnon.
« Un toit sur la tête »
À 6 h 50, il fait encore nuit quand Dylan Finne, directeur de cabinet du maire d’Armentières, reçoit un appel du cadre d’astreinte de la mairie qui l’avertit « d’un feu dans un logement et une famille sous oxygène ». Immédiatement, il se rend rue de Dunkerque, où s’est produit le drame. Sur place, deux ambulances et une camionnette du Samu. Il s’agit d’une intoxication au monoxyde de carbone. Le nourrisson est mort. Un « choc » pour le directeur de cabinet et les personnes confrontées au décès, comme les officiers d’état civil, « à qui on a demandé, un samedi matin, de vérifier l’identité d’un bébé mort ».
On avait le sentiment que le logement était insalubre.
D. Finne
Malgré le week-end, les services de la ville font leur possible et trouvent des solutions en urgence pour éviter à la famille de se retrouver à la rue ou de retourner dans le logement, loué par le Graal à Fatima. « On avait le sentiment qu’il était insalubre », estime Dylan Finne, en évoquant notamment « l’eau qui coulait à travers les spots de la salle de bains ». Il décrit aussi « les prises électriques à nu », ce que confirment des photos consultées par Politis, prises avant le drame par Fatima, qui s’était plainte au Graal de l’état du logement. « On a donc diligenté une enquête », reprend le directeur de cabinet. Finalement, « les critères cumulatifs n’étaient pas remplis pour que le logement soit considéré comme insalubre », conclut Dylan Finne. « Mais il n’était pas non plus exploitable », estime-t-il.
Pour Olivier Desrousseaux, président du Graal, certes, le logement « n’était pas BBC » (bâtiment à basse consommation), mais « il était décent et fonctionnel. On est très loin du logement indécent, insalubre ou même du marchand de sommeil. » D’ailleurs, « l’enquête n’a pas relevé de défauts techniques majeurs. » Il explique que le drame qui « a choqué tout le monde dans l’association » était difficilement anticipable. Les travailleurs sociaux voient au quotidien des situations « extrêmes », comme « cet homme qui nous racontait l’autre fois qu’il dormait dans un caveau au cimetière pour s’abriter ». Un contexte pouvant conduire « à parfois relativiser des situations comme celle-là, où, au départ, la famille a un toit sur la tête ».
« Justice pour Fanta »
Fatima n’a pu revoir le corps de sa fille qu’une fois l’autopsie effectuée. Après le décès, elle a pu quitter son logement à Armentières, ville où elle retourne pour voir sa fille au cimetière. « Rien ne peut effacer cette douleur », souffle-t-elle. « Je suis fatiguée de la tête et du cœur. » Tout ce qui évoque son nourrisson décédé, les cris des enfants ou les vitrines de magasins pour bambins, lui est insupportable. Fatima explique la difficulté à ne pas pleurer devant ses deux garçons.
Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort.
C. Fortunato
Elle pointe la responsabilité de la préfecture, contre qui elle entend engager une action au tribunal administratif. « La préfecture était bel et bien au courant de la gravité de la situation. Mais ils ont préféré rester dans le silence parce qu’ils sont fous. » Interrogée, cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions. Fin janvier, Fatima a aussi formé une saisine auprès du Défenseur des droits. Elle espère que l’autorité pourra interpeller la préfecture sur ses délais, la dématérialisation, et ses conséquences, et pour lui demander des mesures afin que le drame ne se reproduise plus.
En septembre, plus de 40 organisations avaient déjà interpelé le préfet du Nord sur les ruptures de droit liées au délai de traitement des demandes de titres et au non-renouvellement des récépissés. La Cimade avait recueilli des témoignages sur les conséquences des délais de traitement des titres de séjour de la Préfecture de Lille. Le samedi 3 février, c’est devant le bâtiment de cette dernière, rue Jean Sans Peur, que se tiendra la marche blanche pour Fanta.
L’avocate, Caroline Fortunato, explique être « hantée » par ce dossier, qui résonne avec la loi asile immigration. C’est « la veille de l’examen du texte par le Sénat » que sa cliente l’a appelée pour lui annoncer le décès de Fanta. Le 19 décembre, alors que le Collectif pour Fanta se réunissait pour la première fois, la commission mixte paritaire s’accordait sur une version durcie du texte, votée par l’Assemblée nationale et le Sénat le même jour.
Une loi considérée comme une « victoire idéologique » par l’extrême droite et dont un des articles – finalement censuré par le Conseil constitutionnel – prévoyait que les allocations ne puissent être délivrées aux étrangers qu’après une certaine durée de présence sur le territoire. « Ce qui est arrivé à ce bébé est choquant mais pas surprenant. Leurs politiques mènent au charbon et à la mort », estime l’avocate. Une famille syrienne dont elle gère le dossier a, elle aussi, été intoxiquée au charbon début décembre. Ce qu’elle espère aujourd’hui ? « Un sursaut humain. »
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