Qu’y avait-il dans les cahiers de doléances ?
Des chercheur·ses dépouillent les registres mis à la disposition des Français après les mobilisations des Gilets jaunes. Des réflexions restées lettres mortes, mais qui mettent en lumière les attentes, espoirs et revendications de citoyens qui ne sont pas ceux que l’on entend le plus souvent.
dans l’hebdo N° 1796 Acheter ce numéro
Fin 2018, les gilets jaunes s’imposent sur le devant de la scène publique. Le 8 décembre, les rassemblements autour de l’Arc de triomphe, en haut des Champs-Élysées, dégénèrent, débordant policiers et CRS, déjà très agressifs, avec des graffitis sur le monument-symbole abritant la flamme du Soldat inconnu. Face aux forces de l’ordre, certains manifestants ravagent l’avenue Kléber, au cœur du très privilégié 16e arrondissement de Paris.
Le lendemain, Emmanuel Macron rentre d’un voyage officiel en Australie et consacre sa matinée à sillonner l’avenue dévastée, Porsche et Bentley incendiées, vitrines de bijoutiers brisées. Ébahi, sinon apeuré, il décide de prendre la parole dès le lundi suivant. « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies sans que rien n’ait été changé ! », déclare-t-il un brin penaud. Et ajoutant « ressentir comme juste la colère qui s’est exprimée », il dénonce la violence, « le désordre et l’anarchie. »
L’idée lumineuse des communicants du président pour répondre à la colère populaire sera d’organiser un « grand débat national » à partir de « cahiers de doléances » ouverts à tous. Mais il faut croire que, dès l’origine, cette brillante idée n’était pas destinée à produire des effets : les écrits recueillis ne devaient pas être sérieusement lus, encore moins analysés. Tout juste bons à être remisés dans quelques tiroirs ou boîtes à archives.
Par le biais de ces cahiers manuscrits, cette crise au sein de la société française permet l’expression de publics qui ne participent que trop rarement à des dispositifs de démocratie participative. Car les consultations citoyennes, comme celles organisées autour des conseils de quartier, recueillent le plus souvent les témoignages de publics en général urbains, éduqués, habitants de zones bien dotées en équipements. Ce n’est pas le cas de la majorité des citoyen·nes qui ont fait l’effort d’écrire dans ces registres début 2019.
200 000 contributions
Près de 20 000 cahiers, contenant environ 200 000 contributions manuscrites, avec souvent des documents versés par leurs auteurs (bulletins de salaire, compte rendus médicaux, pièces personnelles, etc.), sont recueillis dans 16 500 mairies, soit près d’une commune française sur deux. En général, ils sont ensuite versés aux archives du département où ils ont été rédigés.
Plusieurs chercheur·ses se sont donc emparé·es de ce matériau inédit et précieux, au prisme de leur discipline spécifique. Linguistes, historiens et bien sûr politistes sont quelques-uns à s’être attelés au dépouillement – encore en cours – de ces cahiers, souvent par département. Ainsi, Simona Cerutti, spécialiste en histoire moderne (EHESS), a mené un travail d’analyse comparée entre ces documents et leurs lointains prédécesseurs, rédigés pour les États généraux de 1789, ses conclusions devant être publiées prochainement.
La linguiste Manon Pengam (université de Cergy-Paris) a exploré les cahiers du département de la Creuse et relevé le grand nombre des occurrences « nous » et « ici » qui traduisent un sentiment collectif d’éloignement, sinon d’abandon, associé à des stéréotypes d’hyperruralité. Mais aussi des thématiques récurrentes sur la question des retraites, bien trop faibles, et de l’accès aux soins ou aux transports.
Politiste à Sciences Po Bordeaux (centre Émile-Durkheim), Magali Della Sudda (1) a travaillé sur les cahiers d’une partie du département de la Gironde, en y associant des citoyen·nes et des gilets jaunes de la région, dans une démarche participative. Ce sont d’ailleurs des anciens gilets jaunes bordelais qui sont venus la solliciter, se demandant où avaient « fini » les écrits du « grand débat ». La chercheuse organise alors des réunions pour construire avec les participants une méthodologie rigoureuse.
Dernier ouvrage publié : Les Nouvelles Femmes de droite, éd. Hors d’atteinte, Marseille, 2022.
La chercheuse souligne que ces cahiers ne sont pas ceux des seuls gilets jaunes, mais d’un public majoritairement rural, d’ouvriers et d’employés, de retraités, d’élus locaux, de petits patrons, d’artisans ou de militants de collectifs pour le droit à mourir dans la dignité, parfois d’anciens militants de la Manif pour tous. Le groupe de travail distingue alors trois grands thèmes de préoccupations.
Les rédacteurs ont d’emblée conscience que le pouvoir ‘ne va rien faire’.
Le premier a trait à la justice sociale et territoriale : exprimant tous une forte demande de services publics, les rédacteurs se plaignent des inégalités et surtout de la quasi-disparition de ces services dans leurs territoires en matière de santé, d’énergie, d’éducation et de transports. Pour Della Sudda, « s’exprime là ce qui avait été pressenti avec les accords du Gatt en 1999 : la mise en concurrence et le démantèlement des services publics ».
Le deuxième thème renvoie à la question démocratique. Avec des propos « désespérants » en la matière, puisque les rédacteurs ont « d’emblée conscience que le pouvoir ‘ne va rien faire’ » [de ces cahiers], alors qu’ils « ont pris du temps, fait l’effort d’écrire, de joindre des documents personnels ». Outre la dénonciation du mépris du « monarque Macron » ou des « privilèges des puissants », les revendications portent ici sur la mise en place du référendum d’initiative populaire (RIC), l’amélioration des institutions démocratiques et le contrôle des élus.
Enfin, troisième grand ensemble : la justice vers une transition écologique. Avec des demandes unanimes d’interdiction des pesticides, de protection de la santé des citoyen·nes et des agriculteurs eux-mêmes, doublées d’une forte critique du libre-échange, d’une demande d’interdiction de la malbouffe et de soutien à une agriculture qui fasse vivre dignement ses travailleurs. Avec un autre grand sujet : les transports, et une forte opposition à la LGV (la ligne à grande vitesse, prévue entre Bordeaux et Toulouse), construite selon eux seulement pour les riches et les Parisiens.
Ce qui ressort de ces textes est le sentiment d’être délaissés, avec la conviction que leurs écrits seront ignorés.
M. Della Sudda
Il faut surtout noter que l’immigration et la sécurité sont quasi absentes de toutes ces doléances. La question migratoire apparaît bien parfois concernant l’Europe et la souveraineté, notamment avec le mécontentement sur les politiques agricoles dictées par Bruxelles. Certes, la Gironde n’est pas une terre où le RN est fortement implanté. Mais les attentes exprimées des populations apparaissent d’abord « en phase avec les revendications des récents mouvements sociaux, en premier lieu celui contre la réforme des retraites ».
Toutefois, le plus inquiétant de cette consultation est le sentiment qu’ont ces personnes de n’être pas écoutées. Et Magali Della Sudda de souligner : « Les gens n’y croient plus et s’abstiennent [aux élections] ; ce qui ressort de ces textes est le sentiment d’être délaissés, avec la conviction que leurs écrits seront ignorés. » Un dénigrement qui n’augure rien de bon.