Une bête de cinéma

Librement inspiré d’un célèbre roman d’Henry James, La Bête de Bertrand Bonello imagine une époque où l’on doit se couper de ses sentiments.

Christophe Kantcheff  • 6 février 2024 abonnés
Une bête de cinéma
Léa Seydoux affirme dans chaque plan une présence impressionnante.
© Carole Bethuel

La Bête / Bertrand Bonello / 2 h 26.


Le présent du film se déroule en 2044. Pour obtenir un emploi à la mesure de sa qualification, Gabrielle (Léa Seydoux) doit se défaire de ses affects. Pour cela, il lui faut remonter dans le temps et revivre ses vies antérieures afin de « nettoyer » son ADN. On la retrouve ainsi en 1910 et en 2014.
Tel est l’axe scénaristique du film de Bertrand Bonello. Une œuvre d’anticipation dont l’intrigue accentue certains traits de notre époque où, déjà, l’expression des émotions, dans certaines circonstances, comme celle qui exige d’être « performant », paraît inopportune.

Le réalisateur de L’Apollonide (2011) aime s’engager sur des terrains qu’il n’a pas encore explorés. La dystopie qu’il propose ici n’a aucun clinquant technologique. Le Paris de 2044 est froid, désincarné, on peut y croiser un loup dans une rue. Gabrielle s’entretient avec des voix sans corps ; la seule « personne » qu’elle côtoie est une poupée grandeur nature (interprétée par Guslagie Malanda, l’actrice de Saint-Omer) – la poupée est une figure qui traverse les trois époques : métaphore d’une humanité réifiée ?

Inversement à ce qui se passe dans le roman d’Henry James, La Bête dans la jungle, dont le film est librement inspiré, ce n’est pas un homme mais une femme – Gabrielle, donc – qui est persuadée qu’un destin lui est réservé, se matérialisant sous la forme d’une « bête ». Féroce, sans aucun doute, mais ce n’est pas un loup. L’amour est ce que redoute le plus Gabrielle. Que ce soit en 1910 ou en 2014, elle éprouve en effet une attirance pour un homme, Louis (George MacKay), mais la peur d’être happée par un sentiment trop fort – « la bête » – la retient. Succombera-t-elle, pour autant, à la tentation de se délivrer de tous ses sentiments ?

Le fil complexe du récit et de la mise en scène – l’épisode de 1910 est saissant, celui de 2014 moins évident – se double d’une autre source d’intérêt, qui est le point culminant du film : La Bête est en effet un passionnant documentaire sur Léa Seydoux comédienne – une bête de cinéma. De ce point de vue, il forme comme une suite à France, de Bruno Dumont, où l’actrice était sidérante. Il en va de même ici, où elle affirme dans chaque plan une présence impressionnante. Bertrand Bonello sait aussi parfaitement la filmer.

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Cinéma
Temps de lecture : 2 minutes