À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression

En Palestine occupée, le mois saint de l’islam cristallise les tensions alors que les Palestiniens font face à de nombreuses restrictions de l’accès au mont du temple et à la mosquée Al-Aqsa. Elles illustrent le régime légal que des organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid. 

Philippe Pernot  • 20 mars 2024 abonné·es
À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression
Au checkpoint Qalandiya, entre la Cisjordanie et Jérusalem-Est, le premier vendredi du ramadan.
© Philippe Pernot

Il est 7 heures du matin, le soleil est levé depuis déjà deux heures. En ce premier vendredi du mois de ramadan, le tristement célèbre checkpoint qui sépare Jérusalem-Est de la Cisjordanie occupée est pris d’assaut par des fidèles qui souhaitent prier à la mosquée Al-Aqsa, lieu le plus saint de l’islam avec La Mecque et Médine. Devant une barrière gardée par des policiers et des soldats israéliens au regard torve, des femmes de tous âges se lamentent et tentent de négocier leur passage.

Jérusalem est notre capitale et la mosquée Al-Aqsa notre lieu saint, mais ils ne nous laissent pas entrer ! 

Amira

« Jérusalem est notre capitale et la mosquée Al-Aqsa notre lieu saint, mais ils ne nous laissent pas entrer ! », se révolte Amira*, 65 ans. Vêtue d’un voile rouge et d’une robe noire, elle affirme aller y prier chaque vendredi de ramadan depuis des années.« C’est la première fois qu’il y a autant de restrictions, c’est totalement discriminatoire », crie-t-elle en direction des gardes-frontières. Venue de Naplouse, elle a fait plusieurs heures de route pour contourner les checkpoints sur le chemin – en vain.

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Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Cette année, les critères d’accès pour les Palestiniens de Cisjordanie au Haram al-­Sharif, enceinte sur le mont du Temple qui abrite le dôme du Rocher et la mosquée Al-Aqsa, sont particulièrement compliqués. Selon les informations rassemblées par Politis, il faut posséder une carte magnétique, habituellement réservée aux travailleurs transfrontaliers, demander une autorisation d’entrée pour tout le mois du ramadan, mais aussi un permis spécial pour entrer le vendredi.

En plus des restrictions d’âge : seuls les enfants de moins de 10 ans, les femmes de plus de 50 ans et les hommes au-dessus de 55 ans peuvent obtenir ces permis. 98 % des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza auraient ainsi été formellement empêchés de se rendre à Al-Aqsa, affirme Mustafa Barghouti, figure politique de l’opposition en Cisjordanie. Sous les murs de béton s’ensuit une véritable pagaille. « On veut juste vous aider », crie avec une certaine ironie un soldat israélien. Des infirmiers palestiniens sont obligés d’intervenir pour expliquer les règles en vigueur à la foule en colère.

« La plupart des femmes n’ont pas la carte magnétique, et ces critères sont particulièrement difficiles à comprendre pour des personnes âgées », soupire un journaliste palestinien en observant la scène. Celles et ceux qui arrivent à franchir la première barrière doivent ensuite passer trois contrôles de sécurité au niveau du checkpoint de Qalandiya, avec ses caméras « intelligentes » et ses soldats armés jusqu’aux dents, avant de finalement pouvoir prendre un bus pour Jérusalem-Est.

Une prière sous surveillance

Peu avant l’heure de la prière de midi, une foule compacte s’engouffre par la porte de Damas dans les ruelles sinueuses des souks de la vieille ville avant d’accéder à la mosquée Al-Aqsa. Les rares Palestiniens venus de Cisjordanie sont rejoints par des milliers d’habitants de Jérusalem-Est : hommes, femmes et enfants affluent devant les échoppes de souvenirs, de pâtisseries et de vêtements pour quelques courses avant la prière. Hamad, étudiant en architecture de 26 ans, vit dans le quartier voisin de Beit Hanina.

« J’espère qu’ils me laisseront passer, inch’Allah  C’est important pour moi de prier à Al-Aqsa, j’essaie de venir autant que je peux. » Pour les habitants de Jérusalem-Est, pas besoin de permis, mais les jeunes hommes ont l’habitude d’être refoulés arbitrairement. « Je me fais contrôler souvent, et pas seulement pendant le ramadan… Ils nous font sentir l’humiliation de l’occupation », grince-t-il avant de partir pour la prière.

Quinze mille policiers et soldats armés de fusils d’assaut ont pris position dans toute la vieille ville de Jérusalem, parfois par petits groupes, parfois établissant de véritables checkpoints. La plupart des croyants passent sans encombre, mais Politis a pu observer de nombreux jeunes hommes subissant des contrôles au faciès. Pas de restriction d’âge pour les habitants de Jérusalem cette fois-ci, alors que la pratique était devenue courante ces dernières années.

La prière commence, les fidèles se prosternent dans un moment de recueillement et de soulagement collectif. Au total, ce ne sont pas moins de 80 000 musulmans qui ont pu se rendre sur leur lieu saint ce vendredi. Il n’y a pas eu d’échauffourées, malgré des rumeurs allant jusqu’à annoncer le début d’une troisième Intifada. « C’était beau de pouvoir prier en paix, on était si nombreux, se réjouit Adnan, lycéen de 15 ans, venu avec un ami. Cela prouve qu’on vient vraiment juste pour prier en paix et qu’on n’est pas des terroristes », affirme-t-il.

Apartheid et discriminations

Des organisations de défense des droits humains dénoncent les « provocations » israéliennes récurrentes à l’encontre des musulmans, les fermetures pures et simples du site, de manière répétée, les« restrictions arbitraires » et les nombreux points de contrôle compliquant la vie des Palestiniens, y compris à l’intérieur de Jérusalem-Est.

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Amnesty International, Human Rights Watch et B’Tselem dénoncent un « régime d’apartheid » en Cisjordanie : alors que les colons israéliens sont sous juridiction civile israélienne, les Palestiniens y sont soumis à la loi martiale israélienne dans les zones B et C, soit 82 % des territoires occupés. Quand les premiers disposent de routes permettant de circuler sans entrave, les seconds subissent plus de 700 checkpoints ou voies fermées. « On peut affirmer qu’Israël est un régime colonial avec des pratiques d’apartheid », affirme quant à elle Suhad Bishara, directrice de l’organisation palestinienne de défense des droits humains Adalah.

La complexité des discriminations et des régimes légaux en Israël est faramineuse. « Alors que les citoyens israéliens sont régis par les mêmes lois, on observe des pratiques très différentes selon la religion, la race, l’origine nationale et la classe sociale. Par exemple, il y a de grandes inégalités en matière de logement entre juifs israéliens ashkénazes, séfarades et éthiopiens… puis avec les Palestiniens d’Israël, qui sont des citoyens de seconde zone », explique Suhad Bishara.

Les Palestiniens de Jérusalem-Est ont encore un statut différent, lui-même meilleur que celui des Palestiniens de Cisjordanie. « Le pire, c’est pour les Gazaouis, qui n’ont le droit de se rendre ni en Israël, ni à Jérusalem, ni en Cisjordanie sans permis ». Depuis le 7 octobre, la plupart des permis sont annulés par Israël – les habitants de Gaza et de Cisjordanie sont effectivement piégés chez eux. « Et ils n’ont plus accès à leur capitale »,ajoute l’avocate.

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Alors que Jérusalem devait devenir la capitale partagée, sous mandat de l’ONU, des deux États palestinien et juif, la Nakba en 1948 a divisé la ville en deux : l’ouest sous contrôle israélien, et l’est – incluant la vieille ville et ses lieux saints – sous contrôle jordanien. Mais Israël a conquis la totalité de la ville trois fois sainte en 1967, avant de l’annexer en 1980 puis de l’isoler de la Cisjordanie en construisant le mur de séparation en 2004.

Le tout à l’encontre du droit international et de la résolution 478 du Conseil de sécurité de l’ONU, en 1980. En 2018, encore en infraction au droit international, les États-Unis sous Donald Trump ont déplacé leur ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem et reconnu son statut de capitale unifiée d’Israël, déclenchant une vaste polémique.

Le gouvernement veut faire en sorte que Jérusalem ne puisse plus jamais devenir la capitale palestinienne.

S. Bishara

En dépit de cette annexion de facto, les prières dans les lieux saints de chaque religion restaient réservées à leurs croyants respectifs. Mais, ces dernières années, le gouvernement de Netanyahou et des activistes juifs ultraorthodoxes tentent de « changer le statu quo en imposant un état de fait, explique Suhad Bishara. Le gouvernement veut faire en sorte que Jérusalem ne puisse plus jamais devenir la capitale palestinienne », ajoute-t-elle.

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Ainsi, de plus en plus de juifs ultraorthodoxes extrémistes ont réussi à entrer dans l’enceinte d’Al-Aqsa sous protection de l’armée. Des affrontements violents ont lieu fréquemment depuis avril 2021, culminant avec les assauts de la police à l’intérieur de la mosquée en 2022 et 2023.

Mais le changement démographique et la colonisation restent la meilleure arme d’Israël : 64 % des habitants de Jérusalem sont juifs en 2024 contre 59 % en 2020. 700 000 colons vivent en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, où 9 670 nouveaux logements sont en cours de construction – alors que les expulsions continuent à Cheikh Jarrah, quartier musulman de fait en état de siège. Difficile d’envisager la paix dans des conditions pareilles, alors même qu’un ramadan sans oppression semble utopique.

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