À Sainte-Soline et ailleurs, les traumatismes oubliés des journalistes
« Certaines images me hantent » : la phrase revient dans la bouche de nombreux journalistes. Face à la violence vue ou vécue sur le terrain, comme celle subie à Sainte-Soline, les traumatismes s’installent, comme pour les autres acteurs des luttes. S’y ajoute parfois la culpabilité. Une vingtaine de consoeurs et confrères témoignent.
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Sainte-Soline : un an après, entre traumatismes et détermination « Les mégabassines provoquent une sécheresse anthropique des cours d’eau » Répression à Sainte-Soline : le rapport accablant de la Ligue des droits de l’Homme Sainte-Soline : aux côtés des opposants aux mégabassinesLe 25 mars 2023, une grande manifestation antibassines se déroule à Sainte-Soline. « J’y suis comme à une manifestation normale. Je m’attendais à ce qu’il y ait des affrontements et je me suis équipé pour : masque à gaz, bottes, casque », raconte Laurent*, photographe. Depuis des années, le matériel de protection est devenu la norme. Se protéger le corps est devenu essentiel dans les manifestations, mais ce jour-là, pour beaucoup, c’est l’esprit qui va être blessé.
« À aucun moment, je ne me suis imaginé une telle réponse policière et je pense que personne ne s’attendait au niveau de violence qu’on a vu. » Laurent, comme à son habitude, se retrouve « en première ligne » quand une grenade assourdissante GM2L explose dans son dos. Complètement sonné, il s’éloigne alors des affrontements.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés. Plusieurs journalistes n’ont pas souhaité être nommés pour ne pas être affichés, voire « placardisés ».
« Je suis en vie »
Après la sidération, c’est le contrecoup. « Pour la première fois en quatre ans, j’ai fait des cauchemars le soir même, me réveillant régulièrement avec des bruits d’explosions et des acouphènes. » Pour lui, le retour sur le terrain se fait difficilement. Il lui faudra attendre le 1er mai pour y revenir. Mais tout est différent. « À ce moment-là, j’avais peur de retourner en première ligne. Avec le recul, je réalise que pendant plusieurs mois, j’ai eu des soucis d’anxiété. » Laurent, qui a « pensé à prendre [sa] retraite et à complètement lâcher les manifs », constate l’impossibilité de retravailler comme avant.
Fais. Attention. Je. T’en. Supplie. Il y a tellement de blessés.
Ce jour-là, alors que 5 000 grenades sont tirées en une heure et demie, il n’est pas le seul à en garder des séquelles. Patcha était, lui aussi, au milieu des affrontements. La peur prend le dessus. Pour Politis, il se rappelle : « Les détonations s’enchaînaient sans interruption, se mêlant aux hurlements de douleurs des personnes au sol, aux cris appelant les médics qui accouraient. ».
Tout au long de la manifestation, son téléphone vibre alors que sa « gorge s’atrophiait par la peur à chaque message » auxquels il répondait par le même texte : « Je suis en vie ». Patcha se souvient encore de l’un des messages reçus ce jour-là. « Grosse baisse de tension, M. a perdu pas mal de sang, il voit flou, il y a une ambulance qui va l’embarquer. Faites attention à vous. Fais. Attention. Je. T’en. Supplie. Il y a tellement de blessés ».
« C’était une hécatombe. »
Ce sont les blessé·es qui vont aussi marquer Fabien Leboucq. Journaliste à Libération, il reste à l’arrière. « J’avais mon matos : casque, brassard, bouchons d’oreilles, FFP2 et lunettes. Tout à fait insuffisant, même si je n’ai pas besoin d’aller au contact, je suis en presse écrite. »
Il a le visage déformé, je ne sais pas si c’est un homme ou une femme.
F. Leboucq
« Très tôt, je vois des gens évacués. J’ai souvenir d’une personne à l’arrière sur une couverture de survie. Je vois son visage, je le vois encore, c’est du sang. Il a le visage déformé, je ne sais pas si c’est un homme ou une femme. Avec moi, il se prend les grenades. Je me souviens des porteurs qui tentent de faire une chaîne pour le protéger. Énormément de personnes en sang, qui crient, qui pleurent et plein de gens autour en panique. J’ai ces images qui reviennent. »
Marion assiste, elle aussi, à des scènes équivalentes. « C’était une hécatombe. C’est ça qui m’est resté de Sainte-Soline. » Elle se rappelle encore d’un jeune homme qui venait de se faire mutiler l’œil. « Ce mec, il apprend qu’il va perdre son œil dans un fossé, dans la boue, à moitié en sang et sans savoir quand il va pouvoir sortir de cet enfer, alors qu’il souffre, alors qu’il ne voit plus rien, alors qu’il est mutilé. Ça, c’est horrible. Je pense souvent à lui. »
« Je sais ce qu’il se passe quand on ne court pas »
Même si la manifestation de Sainte-Soline est la plus présente dans les témoignages, elle n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Depuis des années, les journalistes assistent à de nombreuses violences lors des manifestations, et parfois en subissent. Gwen a commencé à faire des photos à la fin de la « loi Travail ». En avril 2018, il est violemment frappé au crâne. « Un agent m’a foncé dessus en sprint et j’ai levé les mains avec mon badge presse. J’ai hurlé « Presse ! Presse ! », il a continué sa course vers moi. »
J’ai hurlé ‘Presse ! Presse !’, il a continué sa course vers moi.
Gwen
Sonné et en colère, il ne réalise pas encore, même en touchant son bonnet « imbibé ». « Quand je l’enlève, ça coule, ça coule. (…) J’ai vu la tête des médics qui sont devenus blancs, les collègues aussi. J’avais une grosse plaie au crâne. » À l’hôpital, on lui pose sept agrafes, sans anesthésie. « Le bruit des agrafes : j’ai craqué là. Je me suis effondré de douleur, en larmes. »
« Les gilets jaunes, ça a été l’apothéose. C’était extrêmement violent. Je ne voulais pas y aller, mais j’y allais quand même. Et je courais. Je sais ce qu’il se passe quand on ne court pas. » Juste avant le Covid, au moment où il quitte Paris, il se fait diagnostiquer une dépression.
Et là, je réalise qu’il a une main arrachée.
Ksenia Boivin
Pour Ksenia Boivin, qui a commencé à travailler peu après Gwen, l’accumulation des violences va atteindre son paroxysme en juin 2021. Ce jour-là, une rave party a lieu à Redon (Ille-et-Vilaine). « Quand on me parle de traumatisme, la première chose qui me vient en tête, c’est ce jeune homme qui a perdu sa main à Redon. » Pour celle qui a couvert les moments les plus violents des révoltes, impossible d’aller « en première ligne » ce soir-là. « J’ai peur. Trop de grenades. La force des explosions à chaque fois était terrifiante. »
À l’écart, elle fume une cigarette, quand elle voit deux hommes paniqués et un troisième au sol. « C’est bizarre. Il se lève, il retombe, etc. Mon premier réflexe, c’est de l’aider. Je le regarde. Et là, je réalise qu’il a une main arrachée. » Iels décident alors de l’évacuer en le mettant dans la voiture d’un des fêtards. « Je me souviens de ce moment horrible. Il est tout pâle, il a cette main arrachée. Le conducteur lui donne un oreiller et il va poser ce qu’il lui reste de sa main dessus », poursuit-elle.
« Une semaine après, j’ai commencé à me sentir très mal », raconte Ksenia. « Comme une dépression, tout est devenu gris. J’ai dit que je n’avais pas d’anxiété, mais en fait, c’est juste qu’elle est constamment là. C’est une accumulation en fait, un nombre plus ou moins grand de traumatismes comme ça à chaque fois. C’est quelque chose qui reste. »
Traumatisé, Gwen va, quant à lui, sombrer petit à petit. « Il y a eu une phase de paranoïa qui est venue avec le temps. J’ai eu de l’ultra-agressivité verbale. Pas dans l’insulte, mais j’étais très sec. Il y a eu de l’alcool, j’ai beaucoup plus picolé à ce moment-là. Je voyais les bouteilles s’accumuler, j’allais seul au bar. »
Je n’arrive plus à faire de photos dans ce milieu.
Patcha
Alors qu’elle couvre les mobilisations depuis des années, Marion Lopez se dit tout aussi marquée. « Ça occupe l’esprit, ce sont des images qui sont présentes et que l’on n’oublie pas. » De son côté, Fabien Leboucq a eu des flash-back à plusieurs reprises. Pour Patcha, le contrecoup de Sainte-Soline est aussi difficile. « Je n’arrive plus à faire de photos dans ce milieu. (…) Le retour à la réalité est dur à encaisser. »
Angoisses et paranoïa, de nombreux journalistes en ont été victimes. Les mêmes histoires reviennent, chez les unes et les autres : « Je me retourne de peur au moindre bruit sourd. » « Parfois, je sens l’odeur de la lacrymogène. » « Je me mets en boule quand un pigeon passe au-dessus de moi comme si c’était un projectile. »
« Est-ce que cette image valait vraiment le coup ? »
Au traumatisme s’ajoute parfois la culpabilité comme chez Ksenia Boivin. « C’est à lui (le jeune homme qui a eu la main arrachée, N.DL.R.) le traumatisme, toi, tu n’as pas le droit. Tu dois être là pour lui. Cette culpabilité est restée. De me sentir traumatisée alors que c’est lui la victime et c’est lui qui gardera des séquelles à vie. » D’autres pensent l’avoir mérité. « Je l’ai cherché, c’est moi qui allais chercher cette merde, de tout ce que je m’infligeais, c’est moi qui allais là où ça pète. Est-ce que cette image valait vraiment le coup ? C’est ce qu’un proche confrère m’avait dit. »
Je l’ai cherché, c’est moi qui allais chercher cette merde.
Comme si leur douleur n’était pas légitime, iels sont plusieurs, lors des témoignages, à s’être invisibilisé·es. « Mon cas n’est pas important, il vaut mieux laisser la parole aux autres. » Pourtant, après des violentes mobilisations, certain·es ont pour habitude de finir, ensemble, au bar pour évacuer la pression. C’est pour cela que Gwen, le soir de sa blessure, est retourné sur une mobilisation. « Je ne voulais surtout pas rester seul. » Se crée alors parfois un décalage avec le reste du monde. « Tu sors de ce bourbier, avec tous les sentiments qui vont avec, tu traverses une rue et t’as des gens qui boivent leur café tranquillou. Toi, tu as vécu l’enfer. »
« On est plusieurs à être cassés. J’y pense tous les jours. »
Quand la détresse devient insupportable, difficile pour les journalistes indépendants d’être accompagnés. « On est plusieurs à être cassés. J’y pense tous les jours », ressasse Gwen. Alors que des organisations militantes, comme les Soulèvements de la Terre, ont mis en place des cellules d’aides psychologiques, dans ce métier précaire, il n’existe pas d’associations de soutien. Pour les pigistes, la mutuelle Audiens Santé Prévoyance a néanmoins créé, fin 2022, une aide sociale de soutien au traitement des blessures psychiques à hauteur de 2 400 €.
« On fait nos images en prenant des risques, en mettant de côté nos vies et en nous bousillant complètement, mais après, on est laissés à nous-mêmes », déplore une jeune journaliste. Pour Pavol Szalai, responsable du bureau UE-Balkans chez Reporters sans frontières, en mai 2023, « le bilan de ces deux derniers mois est glaçant » (période des manifestations contre la réforme des retraites, N.D.L.R.) Dans un communiqué, il exhorte « le ministre de l’Intérieur à faire un nouveau rappel officiel et solennel aux forces de l’ordre de leur obligation de protéger les journalistes. »
Pour celles et ceux en rédaction, les choses sont, heureusement, parfois différentes. C’est le cas de Fabien Leboucq : « J’ai eu une chefferie à l’écoute. Elle m’aurait accompagné si j’avais demandé. » Cyril, photojournaliste pigiste, n’a pas eu la même chance après une grave blessure à Notre-Dame-Des-Landes. En commande pour un média, il a dû batailler corps et âme pour obtenir une aide de l’employeur. « Au bout de six mois, ils m’ont filé 1 500 €. C’est tout. Je n’avais pas pu travailler pendant un très long moment pourtant… »
« Tout ça, ça reste longtemps en nous et ça ne nous quitte jamais »
« On prend conscience de l’ampleur de la chose, particulièrement depuis les gilets Jaunes », explique Emma Audrey, responsable de la commission sécurité au bureau national du SNJ-CGT. « On a remarqué une forte évolution des situations de traumatisme chez les journalistes. » Pour le syndicat, il faut « former aux zones de tensions » et accompagner .
Par respect pour mes camarades, pour que la parole se libère et qu’iels réalisent qu’iels ne sont pas seul·es voici la plupart des témoignages reçus, à consulter dans ce fichier PDF.
Pour ajouter votre témoignage, vous pouvez m’écrire à sirvins at politis.fr
« Au SNJ-CGT, on milite pour que les journalistes soient pris en charge avec un suivi de longue durée. C’est inadmissible ce qu’on voit dans les retours. » Avec ses petits moyens, le syndicat fait ce qu’il peut : des livrets de sécurité, des formations, des réunions et des échanges de contacts, de thérapeutes par exemple. « Il devrait y avoir un organisme qui gère tout ça. C’est terrible de voir que certains abandonnent le métier. Ça détruit des carrières et des vies. »
La seule chose à faire avec ces traumatismes, c’est de nous aider entre nous.
Ksenia
Alors, certain·es s’organisent ensemble comme avec le collectif Reporters en colère, REC. En 2019, après le gros du mouvement des gilets jaunes, iels organisent une séance collective avec une psychologue habituée à travailler avec des reporters de guerre. « Tout ça, ça reste longtemps en nous et ça ne nous quitte jamais, explique Ksenia. La seule chose à faire avec ces traumatismes, c’est de nous aider entre nous. »
Malgré tous ces risques, mobilisations après mobilisations, des centaines de journalistes dans toute la France continuent d’aller sur le terrain pour informer, par passion. D’autres, profondément marqués, on fait le choix de s’éloigner du métier comme Gwen ou Ksenia.
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