« Le cinéma d’auteur n’échappe pas à la domination masculine »
Dans une perspective critique, les sociologues Philippe Mary et Aurélie Pinto reviennent sur ce qu’a fondé la politique des auteurs, initiée par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague.
dans l’hebdo N° 1801 Acheter ce numéro
Depuis la première prise de parole de Judith Godrèche dans laquelle la comédienne désignait par leur nom les cinéastes ayant commis des violences sur elle, Benoît Jacquot et Jacques Doillon, le cinéma d’auteur est sur le gril. Pour mieux comprendre ce qui le constitue et comment il a vu le jour, via la « politique des auteurs » élaborée dans les années 1950 aux Cahiers du cinéma par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, nous avons sollicité le sociologue et philosophe Philippe Mary et la sociologue Aurélie Pinto.
Le premier est l’auteur de La Nouvelle Vague et le cinéma d’auteur. Socio-analyse d’une révolution artistique (Seuil, 2006). La seconde a notamment publié, avec Philippe Mary, Sociologie du cinéma (La Découverte, 2021). À la nécessaire approche pédagogique, ces deux chercheurs ajoutent un regard critique sur le rapport du cinéma d’auteur aux femmes et aux actrices, où règne la domination masculine, mais aussi sur ce qu’il recèle d’émancipation artistique et de potentiel féministe.
Quand la politique des auteurs est-elle apparue et pourquoi ?
Philippe Mary et Aurélie Pinto : C’est un processus qui a connu un moment fort : la publication, dans les années 1950, d’articles des Cahiers du cinéma signés Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette et Chabrol. Ces jeunes critiques sacralisent la figure du cinéaste-metteur en scène. Pour eux, Hitchcock ou Renoir, comme les grands écrivains, sont porteurs de projets singuliers. En revanche – c’est la dimension sacrilège –, ils condamnent tous les cinéastes qu’ils estiment subordonnés aux scénaristes, aux vedettes ou aux décorateurs de renom. Ainsi, Carné, Delannoy, Autant-Lara vont passer pour des faiseurs. Les articles où Truffaut les remet en cause sont restés célèbres, en particulier « Une certaine tendance du cinéma français », paru en 1954. On reconnaît dans cette opposition la structure dualiste des champs artistiques tels que les conçoit Bourdieu : un pôle symbolique, l’art pour l’art, l’art de la mise en scène, l’autonomie, et un pôle économique, l’art pour l’argent, l’art du scénario et des vedettes, l’hétéronomie.
En consacrant Alfred Hitchcock ou Howard Hawks, les jeunes critiques des Cahiers légitiment des cinéastes considérés à Hollywood comme des réalisateurs commerciaux…
Ils ont un œil cinéphile. Ils repèrent chez ces cinéastes qui réalisent des films de genre avec des stars une grammaire cinématographique personnelle d’une très grande inventivité. Dans son ouvrage d’entretiens avec Hitchcock (1), Truffaut lui pose surtout des questions sur la « mise en scène ». Et Hitchcock révèle une conscience très claire de ses choix.
Hitchcock, François Truffaut, édition définitive, Gallimard, 1993.
Les jeunes critiques des Cahiers n’ont pas de mépris pour le cinéma commercial. Pour eux, Hollywood est un espace de contraintes où certains auteurs de « génie » peuvent faire jouer leur liberté et leur art. En tant que cinéastes, ils vont marquer un écart très net avec le cinéma prestigieux de leur temps. Ils forment un groupe de solidarité et tournent des films à petit budget, parfois autoproduits, avec des équipes réduites, de jeunes acteurs et des non-professionnels. Ils bricolent de nouvelles techniques. Ils font entrer dans leurs films leur connaissance du cinéma acquise à la Cinémathèque.
Jusqu’alors le cinéma était difficilement reconnu comme un art. D’où ce jeu de mots plaisant qui n’est pas sans signification : le cinéma d’auteur devenant le « cinéma des hauteurs »…
C’est une formule de Claude Chabrol, qui avait beaucoup d’humour et un sens de la critique et de l’autocritique. Le cinéma d’auteur est l’héritier d’une longue histoire qui s’ancre dans la Renaissance jusqu’à la bohème artiste du XIXe siècle, quand s’impose une nouvelle figure, quasi religieuse : l’artiste comme génie créateur. Des cinéastes ont eu des ambitions artistiques et un sens de l’autonomie bien avant la Nouvelle Vague : les « avant-gardes », Man Ray ou Luis Buñuel, Jean Epstein ou Jean Vigo. Après la Nouvelle Vague, certains cinéastes, salués par la critique légitime, la Cinémathèque, l’université, jouissent d’une très grande reconnaissance, à l’image de Godard.
La politique des auteurs a donc renforcé le pouvoir du metteur en scène…
Tout à fait. Le principe de sa centralité structure fortement le monde du cinéma. D’un côté se perpétue un cinéma commercial qui prolonge la logique du vedettariat et le primat du scénario, de l’autre un cinéma d’auteur où le metteur en scène est au cœur du processus. Il est à l’initiative des projets, s’oriente vers tel ou tel producteur, choisit les acteurs et les techniciens. Et, sur le plateau, il est au centre des décisions. Il a le monopole des choix artistiques.
Est-ce que cette position de pouvoir est en elle-même problématique ? Induit-elle forcément des abus de pouvoir ?
Ce pouvoir est une garantie d’autonomie, et donc de distance par rapport aux puissances de l’argent. Cela rend possible, comme en littérature, les œuvres non conformistes, qui s’aventurent hors des sentiers battus. Mais cette position ouvre aussi à des déviances de toutes sortes, jusqu’aux plus terribles. Si les femmes en sont les victimes, c’est aussi que les cinéastes de la Nouvelle Vague ont largement valorisé la réification des femmes. Ils ont participé au mythe de Marilyn Monroe ou des femmes fatales. Ils ne s’interrogeaient pas sur la violence faite aux actrices. Ils les fétichisaient. Ils sont en cela les héritiers du patriarcat hollywoodien.
Les cinéastes de la Nouvelle Vague ont valorisé la réification des femmes. Ils sont les héritiers du patriarcat hollywoodien.
Nous ne pouvons pas nous empêcher d’associer ce fait avec la façon dont Godard et Truffaut se sont conduits avec leurs actrices. Les films de Godard peuvent se faire l’écho d’interrogations sur la condition des femmes, mais aussi reproduire des schémas virilistes. Sur les tournages, le cinéaste peut traiter de manière franchement sexiste certaines actrices, Jean Seberg ou Mireille Darc par exemple. Quant à Truffaut, qu’il ait une liaison avec la plupart des actrices principales de ses films interroge sur ce point.
Il serait absurde d’essentialiser le rapport du cinéma aux femmes. On peut en revanche en repérer des tendances dominantes.
La glamourisation en est une, qui se traduit par la représentation érotisée des femmes sur les affiches de cinéma, ou par l’utilisation par l’industrie du luxe des actrices en icônes faisant vendre des produits, parce qu’elles incarnent les formes dominantes de la beauté. Le propre de la domination masculine, c’est de produire une somatisation du pouvoir des hommes. Ce qui explique le recours très répandu à la chirurgie esthétique et toutes les stratégies pour cacher son âge. Dans Le Goût des autres, d’Agnès Jaoui, Anne Alvaro a cette réplique : « Une actrice de plus de 40 ans au chômage, c’est un pléonasme. » Cet état de fait existe au cinéma en général, dans le cinéma d’auteur comme dans le cinéma commercial, parce qu’il a cours dans le monde social. C’est ce qu’a exprimé Judith Godrèche lors de son audition au Sénat : le petit monde du cinéma est un reflet de la société elle-même. Et le cinéma contribue largement à reproduire les normes de la domination masculine. C’est un médium puissant.
Revenons au problème des abus de pouvoir. N’est-ce pas une question de personnes ? Rien n’est reproché à Rohmer, par exemple. Quant à Rivette, s’il était en cause, Judith Godrèche n’aurait pas conclu son discours des César sur un dialogue extrait d’un de ses films, Céline et Julie vont en bateau…
L’idée que cela puisse être conjoncturel – dépendre des personnes, donc – ne doit pas exclure les facteurs structurels. Prenons le cas d’Éric Rohmer. Il respecte ses actrices, ses films peuvent être associés au féminisme. Il reste qu’il s’est peu à peu entouré de femmes, faisant jouer sa position de centralité parmi des actrices, des techniciennes, des productrices. Cette forme de domination ne relève vraiment pas de violences sexistes et sexuelles, mais elle est impensable si on ne la conçoit pas en relation à ces violences.
Autrement dit, il nous semble important de penser que, de la blague sexiste, hélas très ordinaire, à l’agression et au viol – ce qui correspondrait aux conduites de Jacquot ou Doillon – en passant par la centralité de Rohmer dans le cadre de son « atelier », il y a une continuité – celle de la domination masculine. Et, bien sûr, il est tout aussi important de différencier ces violences quant à leur degré de gravité. Nous n’opposerons donc pas pouvoir et abus de pouvoir. On est en présence d’une structure générale où la domination masculine prévaut. Le cinéma d’auteur n’y échappe pas et même, par certaines de ses spécificités, il la favorise.
On est en présence d’une structure générale où la domination masculine prévaut.
Mais la domination masculine et ces violences existent également dans des univers plus commerciaux, car les impératifs économiques sont aussi de puissants leviers de pression pour museler toute réaction à des comportements sexistes. Et lorsque les producteurs engagent Gérard Depardieu en toute connaissance de cause, ce n’est pas seulement en vertu de son prestige cinématographique, c’est également parce que sa présence à l’affiche garantit le financement des films et fait venir le public en salle, du moins jusqu’à présent.
Dans les années 1980 et 1990, une nouvelle génération de cinéastes s’est autoproclamée héritière de la Nouvelle Vague et a été célébrée comme telle par une bonne part de la critique. Que pensez-vous du fait que ces réalisateurs, dont Jacquot et Doillon, se soient tournés vers de très jeunes filles, objets de leur prédation ?
Jacquot et Doillon sont fortement attirés par les jeunes filles, c’est certain. Mais il est difficile de dire que, dans ces années-là, le désir envers les jeunes filles était plus fort qu’auparavant. Mettons en vis-à-vis deux citations. La première est de Truffaut : « Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes. » La seconde de Benoît Jacquot : « Le cinéma est merveilleux car il légitime le trafic illicite de jeunes filles. » Ce que dit Jacquot est peut-être la version décomplexée de ce que dit Truffaut quelques années auparavant.
Est-il juste d’associer la Nouvelle Vague et la politique des auteurs à la droite comme le font certain·es critiques ou historien·nes du cinéma ?
La Nouvelle Vague ne se réduit pas aux cinéastes venus des Cahiers. Dans l’ensemble plus large du « jeune cinéma » d’alors, certains, comme Rohmer, sont réactionnaires, d’autres se situent à gauche. C’est le cas d’Alain Resnais, proche de Positif, ou de Pierre Kast, qui écrit dans les Cahiers. Rivette se dit apolitique. Dans la phase initiale de rupture, le positionnement à droite a joué, mais il n’a pas été le moteur principal de la révolution symbolique du cinéma d’auteur. Par ailleurs, c’est sur le pôle du cinéma d’auteur que les réalisatrices sont le moins sous-représentées, aussi parce que les budgets de production y sont nettement moins importants ! C’est aussi du cinéma d’auteur que viennent les films féministes. Depuis Agnès Varda, Delphine Seyrig, Carole Roussopoulos, Chantal Akerman jusqu’à Céline Sciamma et Justine Triet. Le cinéma d’auteur est donc également porteur de ce progressisme politique.
La situation pourrait-elle être aussi exploitée pour de mauvaises raisons par des forces conservatrices ou réactionnaires ?
À travers les auteurs au cinéma, on peut vouloir viser les élites, les artistes subventionnés, les bénéficiaires du régime de l’intermittence. Tous les « assistés » qui coûtent « un pognon de dingue ». Le fait de s’en prendre aux artistes en prétendant agir pour le peuple est toujours très inquiétant.