Pourquoi la bifurcation écologique est incontournable
L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan ont joint leurs réflexions pour imaginer les voies possibles vers une planification écologique afin d’arrêter la destruction des écosystèmes.
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Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique, Cédric Durand et Razmig Keucheyan, La Découverte/Zones, 256 pages, 20,50 euros.
Bien que toutes les personnes raisonnables sachent parfaitement que la crise environnementale menace et mène à la possible destruction de tous les êtres vivants, humains compris, les décisions prises par nos dirigeants politiques, industriels ou technocrates supposés travailler sur le sujet ne sont toujours pas à la hauteur de « l’impasse dans laquelle nous nous trouvons ». Et si la question environnementale est paradoxalement omniprésente dans le débat public, les indicateurs écologiques sont aujourd’hui tous au rouge.
Devant cette impuissance, ou plutôt cette non-volonté de changer de voie pour sauvegarder notre environnement, les deux auteurs de cet essai novateur, l’économiste Cédric Durand (université de Genève) et le sociologue Razmig Keucheyan (université Paris-Cité), se sont d’abord penchés sur les raisons de cette absence de réactions et de modifications du développement économique planétaire, en dépit de l’évidence des destructions en cours. Mais leur livre est surtout une analyse du chemin qu’il est impératif de suivre pour « bifurquer ».
« Limite fondamentale »
Bifurquer vers un autre monde s’impose en effet sans traîner, soulignent les deux chercheurs, puisqu’il est certain que « le monde du capitalisme industriel, productiviste et consumériste n’est pas compatible avec la préservation des écosystèmes vivables pour les humains ». Depuis 2008 et la dernière grande crise du système capitaliste, les États ont dû « dissiper cette illusion – pour ceux qui étaient encore sous son emprise – de la vertu régulatrice des marchés ». Et donc intervenir, les économies étant depuis largement sous perfusion publique.
La crise du covid-19 n’a fait que confirmer ce processus, celui d’une « ’étatisation’ des mécanismes de marché », en phase avec un projet néolibéral qui, loin de réduire le pouvoir des États, s’emploie à s’en servir pour mieux protéger et développer les intérêts des marchés et des grandes entreprises productivistes, extractivistes, consuméristes, voire spéculatrices. Pourtant, « le cœur du problème actuel réside dans la crise environnementale » et « les solutions de marché à cette crise ne fonctionnent pas ».
Le capitalisme n’a d’autre boussole que le profit, et il n’investira que s’il en escompte un.
Cette crise, insiste les auteurs, se heurte à une « limite fondamentale », quand bien même le marché s’emploierait à « limiter » les destructions de l’écosystème : « Le capitalisme n’a d’autre boussole que le profit, et il n’investira que s’il en escompte un. » Et de souligner que « ’l’anarchie de la production’ – la concurrence entre capitaux privés – empêche que les investissements nécessaires à la bifurcation écologique soient collectivement hiérarchisés et réalisés ».
Ce système, datant de plus de deux siècles, voire trois, n’a que trop duré, car on sait désormais qu’il nous mène à une impasse, empêchant la perpétuation même de nos existences (1). « Nous n’avons pas le temps d’attendre. » Il y a urgence et « il nous faut un plan », s’exclament les auteurs. Leur livre se veut donc « une enquête sur les mondes possibles : ceux que l’on pourra conserver et ceux auxquels il faudra renoncer ».
On ne saurait trop recommander, sur cette question vitale, la lecture du magistral essai écoféministe de la philosophe Émilie Hache, De la génération. Enquête sur sa disparition et son remplacement par la production, La Découverte.
Puisque le modèle de la croissance illimitée et de la centralité du PIB est clairement celui qui nous conduit à l’extinction prochaine de notre planète. Cette planification à laquelle appellent les auteurs est double : d’un côté, un « calcul écologique » inéluctable pour stopper les destructions des écosystèmes et assurer notre survie ; de l’autre, l’organisation d’un « espace démocratique » ou « processus de discussion » sur le devenir économique de nos sociétés, l’un et l’autre irrémédiablement liés.
L’importance de gagner le soutien des classes populaires.
Les difficultés politiques seront immenses, ne serait-ce qu’entre centralisation des impératifs écologiques et économiques et décentralisation politique capable de promouvoir une expérimentation institutionnelle de prise de décision au plus près des besoins humains et de la nature. Car « la planification écologique joue sur deux tableaux : côté pile, le calcul écologique ; côté face, la politique des besoins ».
Une planification indissociable de l’exigence d’un renouveau démocratique et donc de la constitution politique d’un « bloc social-écologique » soutenant un tel changement institutionnel et programmatique. Cela ne se fera pas sans mal puisque « travail et capital sont fracturés selon des lignes transclasses en fonction de l’intensité carbone des secteurs dans lesquels ils s’inscrivent ». Et de souligner l’importance de gagner le soutien des classes populaires à la planification écologique. Qui « sera sociale ou ne sera pas ».
Les autres publications
« Ce qui vient… », Revue Lignes, n° 72, février 2024, 320 pages, 20 euros
Il n’est jamais de bon augure de voir disparaître une revue. Et non des moindres ! Née en 1987 sous la férule volontaire de l’éditeur-écrivain Michel Surya, travaillant à la fois les questions littéraires et politiques – comme si on pouvait les dissocier ! –, Lignes clôt, par cette épaisse ultime livraison, trente-sept années d’interventions sur le cinéma, la philosophie, la vie intellectuelle, les « situations de la critique ».
On se souvient des numéros consacrés à « Un autre Nietzsche », Sade, « Adorno et Benjamin », Pasolini, aux regrettés Daniel Bensaïd, Jean-Luc Nancy, Jean-Luc Godard… Ou d’opus importants tels que « Le soulèvement des banlieues » de 2005 ou « Écosophie ou barbarie ». Bref, Lignes va nous manquer ! Michel Surya interpelle aussi le lecteur sur « la désaffection » pour les revues « papier », rappelant qu’« un clic n’est pas égal à un abonnement ou un achat en librairie ».
Paradoxalement, ce dernier numéro intitulé « Ce qui vient… » (dont nombre de contributeurs craignent bien « que ce soit le pire », le fascisme) semble tourné vers l’avenir. Ses plumes prestigieuses (et fidèles) telles que, entre autres, Étienne Balibar ou Georges Didi-Huberman, s’attachent, comme Enzo Traverso, à affirmer que « le pire n’est jamais inéluctable ». Et que, si « Lignes s’arrête, son travail se poursuit, sous d’autres formes ». Comme un refus d’interrompre aujourd’hui les combats entrepris.
« Politiques de l’attente », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 250, Seuil/EHESS, 128 pages, 18,50 euros
Heureusement, il est des revues qui parviennent à poursuivre leur travail. Celle fondée par Pierre Bourdieu en 1975 publie son 250e numéro. Le sociologue soulignait dans ses Méditations pascaliennes (Seuil, 1997) que « l’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir ». Souvent, les « patient·es de l’État » se retrouvent en « population docile, suspendue à l’arbitraire du bon vouloir des administrations ».
Cette nouvelle livraison d’Actes s’intéresse donc « à ce qu’il se passe quand il ne se passe (apparemment) rien, dans ces lieux et ces temps où des individus font l’expérience de l’attente ». Une attente souvent plus longue pour les populations les plus défavorisées, du tri des malades pour l’accès aux soins d’urgence aux demandeurs de logement social, sans oublier les détenus, la prison étant par essence un « espace d’attente » (de libération), « rythmée par des décisions judiciaires sous un régime d’incertitude ».
Toutes ces enquêtes sociologiques, menées ici du côté des « patient·es » mais aussi des « puissant·es » de cette « domination temporelle », mettent donc en lumière ces véritables « politiques de l’attente ». Soit un « ensemble de pratiques qui la produisent, la gouvernent et la mobilisent comme un ressort du pouvoir ». Où ce « gouvernement par l’attente » apparaît bien comme un « levier » de la construction des rapports à l’État, mais aussi du gouvernement des conduites des dominés et de la « division interne des classes populaires ».
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
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