« Les personnes handicapées sont sciemment exclues »
Chiara Kahn, une jeune femme paraplégique de 25 ans, revient sur la notion de validisme et sur le handicap comme une condition physique, mais aussi comme une construction sociale.
dans l’hebdo N° 1802 Acheter ce numéro
Chiara Kahn, une jeune femme paraplégique de 25 ans, en fauteuil depuis l’enfance, revient sur la notion de validisme et sur le handicap comme une condition physique, mais aussi comme une construction sociale. Lutter contre le validisme, dit-elle, « c’est promouvoir une société qui me voudrait heureuse comme je suis ».
Je suis en fauteuil roulant depuis seize ans. Je ne marche pas. C’est un fait, je vis avec et j’y suis habituée, je suis même plus qu’à l’aise avec l’idée. Je n’ai pas plus envie de me mettre debout que de courir le semi-marathon. À vrai dire, je ne rêve absolument pas de retrouver l’usage de mes jambes. Il s’agit d’ailleurs d’un sujet dont nous ne discutons jamais avec mes proches. À tel point que je suis persuadée qu’aujourd’hui ils ne se posent même plus la question. Et ce, contrairement à ce qui me semble être la majorité du reste du monde.
Une grande partie de la population est en effet convaincue que ma vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans l’espoir d’une potentielle guérison. Si des personnes non concernées par ma situation s’approchent de moi, elles projettent systématiquement un imaginaire dramatique autour de mon corps handicapé. Si je suis heureuse, c’est uniquement grâce à mon immense courage, car il faut bien évidemment être valide pour avoir accès au bonheur, se disent-elles. Une pensée socialement construite et donc très loin de ma vérité, à l’origine de ce qu’on appelle le validisme ou, autrement dit, l’ensemble des discriminations subies par les personnes handicapées.
L’expérience de vie d’une personne handicapée ne se résume pas à une question physico-pratique.
Je vis à Paris. Il est clair que cette ville est très loin de respecter toutes les normes d’accessibilité. La liberté de déplacement ou d’accéder aux lieux de socialisation est un droit fondamental. Il est bafoué en France, notamment dans notre belle capitale, où seules 9 % des stations de métro sont accessibles aux personnes à mobilité réduite. Dans les médias, c’est le sujet le plus connu sur la question du handicap, à raison puisqu’il altère considérablement ma qualité de vie. Seulement, l’expérience de vie d’une personne handicapée ne se résume pas à une question physico-pratique.
Il y a autant de handicaps que de manières de le vivre, et 80 % des personnes en situation de handicap en France sont porteuses de pathologies invisibles. Les personnes autistes, atteintes de difficultés respiratoires ou encore diabétiques ne sont, par exemple, aucunement concernées par les politiques d’accessibilité. Sont-elles plus épanouies que moi pour autant ? Je ne le pense pas.
Les autres personnes handicapées et moi-même ne partageons pas forcément les mêmes besoins matériels mais bien une condition sociale commune. Nous sommes toutes stigmatisées, sans exception. Rangées automatiquement dans une case dans laquelle nous n’avons très certainement jamais consenti à être placées. Une case remplie d’idées reçues et de sentiments inappropriés, tous plus éloignés les uns que les autres de la réalité de nos situations.
Le système dans lequel nous vivons est conçu par des personnes valides pour des personnes valides.
Nous avons désormais presque toutes et tous conscience de vivre dans une société hétéronormée, occidentalo-centrée, sexiste ou encore grossophobe. Cependant, ce que la majorité de la population, toutes orientations politiques confondues, semble oublier, c’est que le système dans lequel nous vivons est aussi conçu par des personnes valides, pour des personnes valides. Alors les personnes handicapées sont sciemment exclues, discriminées et mises en danger. Tout simplement car il est communément admis qu’elles ne devraient pas vivre ou en avoir l’envie.
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été regardée avec pitié, accostée, voire – pire – aidée sans que j’en aie exprimé le besoin ou donné l’accord. Le nombre de conseils qu’on m’a donnés pour me sauver, les fois où l’on a voulu me rassurer, me consoler, alors que j’allais bien. Lutter contre le validisme, c’est promouvoir la mise en place d’une société qui me voudrait heureuse comme je suis. Une société inclusive qui adapte totalement l’environnement à mon corps plutôt que de me demander de le changer pour avoir accès au bonheur.
La convention des Nations unies signée et ratifiée par la France en 2006 demande l’émancipation des personnes concernées, leur accès à une vie autonome et aux mêmes droits que n’importe quelle personne valide. Malgré cela, en 2024, je me retrouve encore face à une bouche de métro à laquelle je n’aurai jamais accès ou à une inconnue qui me souhaite « bon courage » pendant que je fais tranquillement mes courses.
Les personnes handicapées en France sont toutes différentes, avec chacune des envies, des aspirations ou des tragédies. Pourtant, nous revendiquons toutes le besoin de vivre dans la dignité, sans qu’il nous soit perpétuellement rappelé que nous ne sommes pas « valides ».
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