« Une culture de l’écoféminisme doit se développer »
Comment les engagements féministe et écologiste s’entrecroisent-ils dans le tourbillon de la machine consumériste et patriarcale ? La sociologue Constance Rimlinger fait partie de la poignée de chercheuses françaises qui défrichent le mouvement écoféministe d’hier et d’aujourd’hui, et pensent la société à partir des marges.
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Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, Constance Rimlinger
PUF, 296 pages, 23 euros.
Constance Rimlinger est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille. Il y a dix ans, alors étudiante à Sciences Po et à la Sorbonne, elle passe un an en échange aux États-Unis au Bryn Mawr College, une université réservée aux femmes, où elle commence des études de genre et de fine arts (beaux-arts et audiovisuel). En 2021, elle soutient sa thèse au Centre d’étude sur les mouvements sociaux de l’EHESS : « Féministes des champs : l’espace de la cause écoféministe au sein du mouvement de retour à la terre. France, États-Unis, Nouvelle-Zélande, 1970-2019 ». Elle fait également de la sculpture en taille directe d’œuvres abstraites et animalières, dans différentes pierres : calcaire, stéatite, albâtre, sélénite, marbre, etc.
Votre enquête décrit le « retour à la terre » effectué par des femmes en commençant par une plongée dans les terres de femmes séparatistes américaines. Quelle est leur histoire ?
Dans les années 1970-1980, aux États-Unis, il y a eu des formes de retour à la terre avec le mouvement contre-culturel et d‘utopies hippies. Mais certaines femmes n’ont pas trouvé leur place dans ces communautés encore très hétéronormées, avec une répartition des rôles très genrée. Elles ont voulu vivre une expérience de non-mixité au quotidien et ont investi des terres pour vivre entre femmes, avec pour objectifs de se reconnecter à la nature, de vivre de peu et de déconstruire certaines normes comme la famille nucléaire ou le salariat. Le tout avec une dimension féministe pour reconstruire d’autres rapports entre femmes et sortir du patriarcat et du regard des hommes, en s’inscrivant dans la lignée du lesbianisme politique.
Cette démarche a essaimé en Europe de l’Ouest, en Australie et en Nouvelle-Zélande via les « lesbiennes voyageuses ». La première terre de femmes, We’Moon Land dans l’Oregon, existe depuis cinquante ans et a connu plusieurs périodes : à une certaine période, c’était une ferme collective faisant du maraîchage, de l’élevage et des formations pour que les femmes gagnent en compétences ; d’autres moments étaient davantage axés sur le soin, pour guérir des traumatismes, car beaucoup de femmes se sont réfugiées dans ces communautés après avoir vécu de multiples violences ; puis il y a eu une période moins dynamique et, depuis le covid-19, des jeunes femmes les ont rejointes.
Ces terres de femmes sont la première catégorie des communautés que vous distinguez. Vous les nommez « différentialistes séparatistes ». Quelles sont les deux autres qui opèrent ce retour à la terre ?
La deuxième configuration, que je nomme « queer intersectionnelle », concerne des lieux plus récents, créés dans les années 2010-2015, qui s’intègrent dans un féminisme intersectionnel. Il y a toujours ce souhait de créer un entre-soi, des lieux sécurisés pour des personnes minorisées, mais ce n’est plus pensé entre femmes cisgenres mais dans une non-mixité choisie : parfois « TPG » (pour trans-pédés-gouines), parfois tout le monde sauf les hommes cisgenres, ou encore en affichant explicitement des liens de solidarité avec les luttes antiracistes, le mouvement antipsychiatrie, anticarcéral, etc.
La dernière catégorie, appelée « holistique intégrationniste », regroupe des personnes qui forgent des alternatives concrètes à la campagne mais sans placer le fait d’être lesbiennes, queers et féministes au cœur de leur projet. Elles préfèrent se focaliser sur le projet paysan, fondé sur la subsistance, et s’intégrer au tissu associatif et environnemental local en soutenant la création de structures de petits producteurs, de circuits courts ou de monnaie locale.
Il faut nuancer cette vision des campagnes comme hostiles, de droite et conservatrices.
Toutes ont quitté des villes plus ou moins grandes pour développer une activité de culture de la terre, au moins à l’échelle vivrière. Ce n’est pas littéralement un « retour à la terre » car très peu sont des enfants d’agriculteurs. J’aurais pu écrire « recours à la terre », car il y a l’idée d’utiliser les ressources disponibles sur une terre, pour en vivre et la protéger. Ces initiatives s’inscrivent dans l’histoire des recherches utopiques de modes de vie alternatifs des communautés hippies, comme en Ardèche.
Le monde rural semble souvent hostile aux personnes queers, lesbiennes, féministes, et même parfois aux écolos. Que trouvent-ils à la campagne ?
Il faut nuancer cette vision des campagnes comme hostiles, de droite et conservatrices. Il existe une grande diversité selon les régions et parfois, au sein d‘une même région perçue comme réac, on trouve des poches d’alternatives concrètes. La plupart des personnes interrogées ont quand même choisi des lieux connus pour leur dynamisme et leur dimension alternative, comme le centre Bretagne, où s’est installé le Moulin Coz.
D’autres n’ont pas réellement choisi, comme la ferme des Paresseuses en Saône-et-Loire, qui s’est créée à cet endroit car la mère d’une des deux amies lui a légué ce corps de ferme à rénover. Ainsi est né ce lieu d’accueil féministe dans la Bresse bourguignonne, plus connue pour ses exploitations de volailles à perte de vue que pour sa dimension alternative.
La volonté de fuir la ville est très présente car elle est perçue comme un grand espace anonyme plein de nuisances, le cœur de la société consumériste, dans laquelle on est déconnecté de la nature. Pour ces personnes, la ville incarne le fait d‘être hors-sol. Dans le retour à la terre, il y a une dimension de refuge. Elles aiment leur mode et leur cadre de vie, elles sont attachées à la beauté des lieux, au chant des oiseaux, au calme, à l’air pur. Ce sont des lieux politiques et en même temps des bulles qui rendent heureuses les personnes qui y vivent.
Est-ce que cela a changé leur façon de militer ?
Une fois que ces personnes sont installées, parfois dans des campagnes isolées, leur militantisme change forcément. Par exemple, cela n’a plus de sens de prendre sa voiture pour aller à des réunions militantes dans lesquelles il n’y aura que du « blabla » : ce n’est pas écolo et cela va à contre-courant de leur désir d’action concrète. Désormais, leur mode d’action, c’est leur mode de vie alternatif. On touche du doigt la désillusion militante : ce sont souvent des personnes qui ont perdu espoir dans un potentiel changement au niveau politique.
Elles continuent d’être féministes et le portent quotidiennement dans leur manière d’être.
Elles cherchent une forme d’agentivité, elles ont l’impression de voir le fruit de leur travail, contrairement à leur engagement dans les luttes antinucléaires, par exemple. Est-ce dépolitisant de créer des projets de vie alternatifs ? C’est une minorité dans la minorité mais je pense que c’est hautement politique car tous ces projets font partie d‘un écosystème plus large d’alternatives. Il y a un changement par l’intérieur car elles continuent d’être féministes et le portent quotidiennement dans leur manière d’être, d’interagir avec les autres.
Une femme m’expliquait que, dans son groupe de permaculture, certains disaient « Salut les mecs ! », alors elles les reprennent régulièrement pour lutter contre l’invisibilisation des femmes. D’autres cherchent à visibiliser ce qu’elles font, aider les femmes et les personnes minoritaires à s’emparer des outils, à prendre confiance en elles sur les tâches physiques, etc. Idem pour l’écologie pour le groupe « queer intersectionnel » : en accueillant des personnes venant de milieux féministes urbains à des chantiers de maraîchage en non-mixité, elles les sensibilisent progressivement aux enjeux écologiques.
Ces cocons utopiques ont-ils totalement effacé tous les rapports de domination ?
Ces projets d’utopies concrètes tendent vers une autre société mais se confrontent à des limites, que celles-ci soient matérielles ou dues au manque de temps. Dans tous les milieux politisés et militants, des rapports de pouvoir persistent, notamment sur les questions de race et de classe. La majorité des personnes rencontrées sont blanches. Les personnes racisées sont très minoritaires, notamment parce qu’elles anticipent davantage la sortie de l’utopie, qui risque de les précariser et de les marginaliser encore plus.
Si une femme noire s’installe dans une terre de femmes, elle risque de revivre une situation minoritaire.
Quand on est déjà discriminé dans la société pour accéder à un emploi ou à un logement, on a moins de filets de sécurité, donc il sera plus difficile de retrouver une stabilité, de se réancrer si on s’est coupé de la société pendant quelques années. En outre, comme le décrivait Kimberlé Crenshaw, féministe afro-américaine qui a introduit la notion d’intersectionnalité à la fin des années 1980, les femmes noires subissent une double discrimination, donc si le sujet du féminisme porte uniquement sur les femmes, cela laisse de côté ce que vivent vraiment les personnes noires. Si une femme noire s’installe dans une terre de femmes, elle risque de revivre une situation minoritaire et de se couper d’un autre tissu militant de solidarités afro-américaines.
Et les inégalités de classe ?
Ces lieux ont été achetés, donc la plupart du temps ce sont des femmes qui ont touché un héritage ou qui ont mis de l’argent de côté. Cela implique une forme de précarité pour celles qui ne sont pas propriétaires. Quelques terres ont été achetées par des mises en commun, des fiducies. C’est une forme de radicalité, de projet politique de renoncer à la propriété individuelle, et cela permet d’aller plus loin dans le projet collectif sur le long terme. Par exemple, le fonds des terres de l’Oregon récupère les terres des femmes vieillissantes, qui anticipent leur décès, dans l’optique de les attribuer aux nouvelles arrivantes.
Ainsi, les terres resteront des lieux protégés, notamment les bouts de forêt, et cela donne à des femmes qui n’en avaient pas les moyens dans la société la possibilité d’y vivre. D’ailleurs, elles ont souvent un rapport ambivalent à la notion de propriété : leurs discours sont très critiques. Cette question est potentiellement conflictuelle mais ce système leur permet de protéger concrètement les espaces et leur mode de vie. Elles préfèrent dire qu’elles sont les gardiennes des lieux.
Comment s’accommodent-elles des réalités du monde agricole et des normes de l’administration en France ?
La plupart de ces personnes sont totalement à la marge de la profession agricole. Elles n’ont jamais touché les aides à l’installation pour les jeunes agriculteurs et n’ont pas suivi de formation. Elles ont parfois le statut de cotisant solidaire car se pose la question des surfaces minimales d’exploitation, qu’elles n‘atteignent pas forcément. Ce sont vraiment des projets hors des clous de l’agriculture dominante, cela n’entre pas dans les cases de la profession agricole, y compris en bio, donc elles ne demandent ni labels ni aides financières. Elles n’en tirent pas forcément un revenu important mais, comme elles vivent de peu, leur mode de vie fonctionne.
Toutes sont en colère contre le système agricole dominant.
Il y a quelques cas de figure différents, notamment la ferme de Moulin Coz en Bretagne. Simone a le statut d’exploitante agricole et touche un salaire parce qu’elle s’est spécialisée dans les légumes anciens – elle en a plus de 200 variétés – et a trouvé des débouchés économiques en accord avec ses valeurs en vendant ses légumes sur les marchés, à des Ehpad, des restaurants, un magasin Biocoop. Mais elle refuse le terme d’agricultrice ou d’exploitante agricole et préfère se qualifier d’« agriartiste », en référence à son passé de clown.
Aucune des participantes n’aime dire qu’elle exploite les ressources de la terre, et toutes sont en colère contre le système agricole dominant qui rend les agriculteurs dépendants des aides de la PAC et des banques. Elles parlent souvent des autres agriculteurs pris à la gorge par les dettes et cela alimente leur souhait profond d’autonomie, de développer un projet à petite échelle, de grandir organiquement.
Ces dynamiques portées par les personnes lesbiennes et queers pourraient-elles écrire une nouvelle page du mouvement féministe et écoféministe en France ?
Le contexte global actuel, avec une écoanxiété grandissante, une forme de catastrophisme ambiant et une montée angoissante de l’extrême droite, donne l’impression que les lendemains qui se préparent seront forcément sombres sur le plan écologique et politique. Peut-être que ce type de projets alternatifs donne de l’espoir et qu’on assiste à un début d’essaimage, même si cela reste faible par rapport à l’océan des pratiques majoritaires. Quant à l’écoféminisme, nous assistons à une effervescence de livres, de festivals et de collectifs dits écoféministes depuis 2015.
Nous sommes encore dans un moment de quête, de besoin de se (re)plonger dans l’histoire de l’écoféminisme, qui est méconnue en France. Pourtant, le terme est né ici, dans les textes de Françoise d’Eaubonne, mais le mouvement a surtout émergé dans les pays anglo-saxons, notamment au travers des luttes antinucléaires. Nous sommes en train de (re)découvrir le passé, les textes fondateurs et les luttes emblématiques comme les Women’s Pentagon Actions aux États-Unis, le Camp de femmes pour la paix de Greenham Common en Angleterre ou encore le mouvement Chipko et Vandana Shiva en Inde.
Sortir de l’ombre des luttes plus discrètes est indispensable.
J’ai tenu à parler d’écoféminisme pour ces modes de vie devenus des luttes pour montrer la diversité de l’écoféminisme, car il y a des luttes frontales et des « luttes feutrées », comme les décrit la sociologue Geneviève Pruvost, qui se jouent au quotidien. Sortir de l’ombre ces luttes plus discrètes est indispensable pour saisir quel rapport au monde portent les écoféministes et pour qu’une culture de l’écoféminisme se développe en France dans toute sa diversité.