« Il est facile de perdre son pays »
Reporter pour le journal russe Novaïa Gazeta, Elena Kostioutchenko ne peut plus retourner en Russie depuis ses reportages sur l’invasion de l’Ukraine en 2022. Dans son livre Russie, mon pays bien-aimé (Editions Noir sur Blanc), elle mêle reportages et récits personnels pour tenter de comprendre comment la Russie est devenue fasciste.
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Russie, mon pays bien-aimé, Elena Kostioutchenko, Les éditions Noir sur blanc, 400 pages, 24 euros.
Née en 1987 en Russie, Elena Kostioutchenko a été reporter pendant dix-sept ans pour Novaïa Gazeta, le principal journal russe indépendant, désormais interdit. Après avoir couvert l’invasion russe en Ukraine, elle décide de ne plus retourner en Russie, où elle risque la prison. À l’automne 2022, en Allemagne, elle survit à un empoisonnement. Son travail a notamment reçu le Prix européen de la presse.
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« Ma vie dépend de ce qui se passe sur le front » Poutine, Netanyahou et les fantômes du passé Sur la guerre en Ukraine, les gauches n’arrivent (encore) pas à s’unir Ukraine : le temps du douteLors de l’invasion russe en Ukraine vous avez une prise de conscience brutale : « les fascistes, c’est nous », écrivez-vous. Quand avez-vous commencé à penser au fascisme pour caractériser la Russie ?
Elena Kostioutchenko : J’y ai pensé pour la première fois en 2013, lors de la loi sur la « propagande homosexuelle ». Il y avait une formulation qui disait que les personnes LGBT étaient « socialement inégales » aux autres. Le fait d’étiqueter un groupe comme socialement inférieur est bien sûr une formulation fasciste, inscrite dans une loi fasciste. Mais j’ai écarté cette idée de mon esprit car c’était plus confortable. J’ai préféré me dire que cette loi était juste le résultat d’une élection malhonnête.
La deuxième fois, c’était en 2021, un an avant la guerre. J’ai fait un reportage de deux semaines dans un internat psycho-neurologique, faisant partie d’un réseau d’institutions en Russie où vivent 177 000 Russes, dont 22 000 enfants auxquels on a diagnostiqué des maladies mentales et neurologiques. Les personnes qui y vivent sont privées de tous leurs droits. Elles ne peuvent rien décider, ni l’heure à laquelle elles se réveillent, ni la longueur de leurs cheveux, ni ce qu’elles veulent manger. Pour toute expression de mécontentement, on leur donne de force des médicaments.
J’ai réalisé que je faisais un reportage dans un camp de concentration.
Les femmes peuvent être stérilisées comme des chats, sur ordre du directeur de l’internat. Les gens ne peuvent pas sortir de là, ils sont soumis à une violence constante. Les personnels de l’internat m’ont dit que c’était un camp de concentration. J’ai eu l’impression qu’ils exagéraient. Une fois que j’y suis entrée, j’ai compris qu’ils ne m’avaient pas tout dit, pour ne pas m’effrayer. Le troisième jour, j’ai réalisé que je faisais un reportage dans un camp de concentration. C’était horrible. À partir de ce moment-là, je n’ai pas pu nier que le fascisme était présent dans notre pays.
Mais je n’ai malheureusement pas tiré la conclusion évidente, qui figure dans tous les livres d’histoire : le fascisme se termine toujours par la guerre. C’est une idéologie d’expansion. Il s’agit toujours de conquérir de nouveaux territoires et de nouveaux peuples. Et bien que j’aie compris qu’il y avait du fascisme, je n’en ai pas conclu que mon pays allait attaquer ensuite les pays voisins. Le 24 février 2022 (jour de l’invasion russe en Ukraine, N.D.L.R.) a été un choc pour moi, comme pour la plupart des Russes.
Au début de cette guerre, vous évoquez la relation avec votre mère et le sentiment de vivre dans deux mondes différents. Ces deux mondes se sont-ils rejoints ?
Depuis ces deux années de guerre, nous nous appelons tous les jours. Parfois le dialogue est difficile. Ma mère regarde la télévision et sa vision du monde diffère grandement de la mienne, mais il y a un progrès constant. Aux premiers jours de l’invasion, elle me disait que la guerre était justifiée et nécessaire. Mais, il y a une semaine, elle m’a dit qu’elle ne voyait plus le sens de cette guerre, et qu’elle voulait que tout ça se termine rapidement. Elle ne comprend plus pourquoi des gens meurent. Elle a dit : « À la télé, on dit qu’on a besoin de la victoire. Mais quelle victoire ? Si on gagne en Ukraine, on aura un pays détruit et un peuple qui nous hait. Est-ce vraiment pour ça que les gens doivent mourir ? »
Puis elle m’a demandé : « Et maintenant, qu’est-ce que je dois faire ? » Pour l’instant, je ne peux pas répondre. C’est une question à laquelle nous devons penser ensemble : que faire une fois qu’on a pris conscience des choses ? Ma mère est revenue à la réalité et a pu se libérer de la propagande, grâce à sa force, à sa capacité à douter de soi et de sa vision du monde. Le fait que nous nous aimons énormément a aidé. Nous avons décidé tout de suite que nous ne nous abandonnerions pas l’une l’autre, quelles que soient nos idées. Il y a des familles où des relations ont été rompues complètement. Parce que c’était insupportable d’entendre un proche dire des horreurs pour justifier la guerre et la victoire à tout prix.
Anna Politkovskaïa, journaliste de la Novaïa Gazeta assassinée en 2006, a été importante pour vous. En quoi son travail sur la Tchétchénie permet-il de comprendre la situation de la Russie et de l’Ukraine aujourd’hui ?
J’avais 14 ans quand, tout à fait par hasard, j’ai acheté la Novaïa Gazeta, et lu un de ses articles sur la Tchétchénie. Je m’en souviens presque mot pour mot. Ce texte m’a complètement choquée. Je me suis mise à lire tout ce qu’elle écrivait. Et j’ai compris que la vision du monde que j’avais jusque-là, ce n’était pas la réalité. Ce sont ses livres qui m’ont conduite au journalisme et à vouloir travailler pour Novaïa Gazeta. Quand j’ai été embauchée, son bureau était voisin du mien. Je ne lui ai pas tant parlé. Je pensais que j’aurai du temps plus tard, quand je serai devenue une bonne journaliste, pour la remercier. Je n’ai pas eu cette possibilité. Je suis arrivée en avril 2006. Elle a été assassinée en octobre.
Anna Politkovskaïa a constamment décrit la guerre de Tchétchénie, la répression des Tchétchènes, les morts insensées des soldats russes. Les crimes de guerre qui horrifient le monde entier en Ukraine, elle les décrivait des années auparavant en Tchétchénie. Je pense que si le monde avait prêté attention à ses écrits à l’époque, aux crimes qu’elle documentait, il aurait peut-être été possible d’éviter cette guerre en Ukraine. Ou au moins d’empêcher une situation où les meurtriers et les violeurs restent impunis.
Anna Politkovskaïa a beaucoup travaillé avec Memorial, la plus ancienne organisation de défense des droits de l’homme en Russie, aujourd’hui dissoute. Je leur ai parlé il n’y a pas longtemps. Selon eux, ceux qui ont combattu en Tchétchénie sont très souvent les mêmes que ceux qui sont aujourd’hui en Ukraine. Ils sont plus âgés, sont devenus des commandants et déterminent exactement comment la guerre est menée. Pour moi, cela témoigne d’une grande impunité. Malgré le fait qu’Anna Politkovskaïa ait sacrifié sa vie pour ses enquêtes, pour apporter la vérité, le monde ne l’a pas entendue. C’est très grave.
Il est apparu clairement que Poutine était prêt à tuer des enfants pour anéantir ses ennemis.
Dans le contexte de la guerre de Tchétchénie, il y a eu la prise d’otages de Beslan en 2004. En quoi cet événement a-t-il été un tournant dans l’histoire de la Russie ?
À Beslan, s’est produit le pire acte terroriste dans l’histoire de notre pays. Les terroristes ont pris des otages, surtout des enfants. Ils les ont rassemblés dans l’école et, deux jours après, le FSB (services de sécurité russe, N.D.L.R.) a lancé un assaut. Des armes ont été utilisées aveuglément. Beaucoup de gens sont morts, 334 personnes dont 186 enfants. Pourquoi est-ce si important ? Parce qu’il n’y a pas eu de suite. Personne n’a été puni ou jugé responsable. Plus tard, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que l’objectif principal de l’assaut n’était pas de sauver les otages, mais de détruire les terroristes.
Il est apparu clairement que Poutine était prêt à tuer des enfants pour anéantir ses ennemis. Presque immédiatement après, il a supprimé l’élection des gouverneurs. En d’autres termes, il a compris que ça ne servait à rien de jouer à la démocratie. Le fait que la société ne se soit pas mobilisée pour exiger une enquête approfondie, malgré les informations révélées par Novaïa Gazeta, c’est comme si cette vérité ne s’était pas révélée nécessaire, ou comme si elle était trop effrayante pour être crue. Cela a convaincu Poutine qu’il pouvait faire ce qu’il voulait avec son peuple. C’est ce qu’on voit aujourd’hui.
Selon vous, quelle est la place des journalistes dans la lutte contre le fascisme ?
Pendant des années, j’ai pensé qu’il suffisait de décrire en détail ce qui se passait. Cela n’a pas fonctionné et je ne pense pas que cela puisse fonctionner. Je pense que malheureusement on ne peut pas arrêter le fascisme uniquement avec des mots. Et pour moi, le gros mensonge a été cette idée européenne qu’un journaliste doit être neutre, objectif. Il doit se comporter comme un oiseau qui survole le monde. Et ne pas toucher les citoyens de la Terre avec ses ailes. En fait, tout ça m’a conduit à perdre mon pays, à perdre tout ce que j’avais.
Même si vous faites très bien votre travail de journaliste, il n’est pas suffisant pour s’opposer au fascisme.
Je ne peux pas dire que je n’avais pas compris ce qui était en train de se passer, parce qu’en tant que journaliste je l’ai moi-même décrit. Mais pour une raison ou une autre, il me semblait alors que d’autres personnes que moi devaient se battre pour notre avenir commun et heureux. Je crois que le devoir professionnel des journalistes ne l’emporte pas sur le devoir civique. Même si vous faites très bien votre travail, il n’est pas suffisant pour s’opposer au fascisme. Vous devez aussi chercher un changement de pouvoir dans votre pays, un retour du pays à la démocratie.
Vous êtes activiste pour les droits des personnes LGBT. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la répression envers ces dernières s’accentue en Russie. Comment l’analysez-vous ?
Il y a deux raisons pour lesquelles les personnes LGBT sont devenues l’objet d’une chasse, la cible de persécutions et des ennemies d’État. Sous le fascisme, la société doit se trouver en état permanent de mobilisation. Soit la société fait la guerre, soit elle s’y prépare. Et pour conserver la société dans cet état, il faut des ennemis, extérieurs et intérieurs. Les ennemis extérieurs, c’est évidemment l’Ukraine et l’Occident. La construction des personnes LGBT comme ennemis intérieurs a commencé il y a dix ans. Et nous convenons parfaitement pour cela, car nous sommes une minorité mais tout de même assez nombreux pour susciter l’inquiétude.
Le simple fait d’appartenir à la communauté LGBT peut t’envoyer en prison. Les gens doivent se cacher.
On ressemble aux hétérosexuels mais pas tout à fait. Et en Russie, il est difficile de faire jouer la carte nationale car c’est un pays multiethnique, et ça peut conduire à des conséquences désastreuses pour le pouvoir. L’autre lien entre la guerre et cette répression, c’est le concept de « biopolitique » utilisé par Michel Foucault. Il décrit comment l’État entend contrôler le corps des individus. Il peut les envoyer à la guerre, pour tuer et pour mourir, peu importe leur volonté. Dans le même temps, l’État va empêcher certains individus, les personnes LGBT, de disposer de leur corps et de droits fondamentaux.
Aujourd’hui, leur situation est catastrophique, surtout pour les personnes transgenres. Les transitions de genre ont été interdites. Les mariages ne sont plus valables. Si une personne avait adopté des enfants, elle doit les donner à l’orphelinat. Selon les dernières études, 80% des transgenres en Russie songent au suicide. Ces personnes ont besoin d’aide pour être évacuées. Elles sont dans une situation monstrueuse sans possibilité de vivre légalement, sans possibilité de recevoir une aide quelconque.
La situation des personnes LGBT en Russie est très dure, parce que dans la décision de la Cour suprême de novembre 2023 selon laquelle nous sommes « extrémistes », aucun critère n’a été défini. Le simple fait d’appartenir à la communauté LGBT peut t’envoyer en prison. Les gens doivent se cacher. L’absence de critères ouvre la porte à des répressions très larges. On s’attend à ce qu’elles empirent après les élections, parce que c’est toujours ce qu’il se passe en Russie.
L’espoir est dans la révolution. Mais une révolution ne se mène pas toute seule, il faut la préparer.
Que souhaiteriez-vous que les lecteurs non russes retiennent de votre livre ?
J’aimerais dire qu’il est très facile de perdre son pays. En ce moment, le monde entier connaît un tournant de droite autoritaire et tout ce qui s’est passé dans mon pays, je commence à le voir ailleurs. Il y a ce sentiment quand tu vis en démocratie que ce sera pour toujours, que la démocratie, comme le vent ou le soleil, ne pourra jamais disparaître. Ce n’est pas le cas. Si vous ne défendez pas vos droits, si vous ne vous battez pas, vous pouvez tout perdre. C’est cette angoisse que je voulais transmettre, parce que c’est ce qui nous est arrivé. Et il vaut mieux apprendre des erreurs des autres que de nos propres erreurs.
Finalement, en quoi gardez-vous espoir ?
L’espoir est dans la révolution. Mais une révolution ne se mène pas toute seule, il faut la préparer. Et ça, seules les personnes qui sont en Russie peuvent le faire et changer le pouvoir. Il n’y a aucun espoir que le régime soit capable d’évoluer et que Poutine renonce volontairement au pouvoir. La mort de Navalny a montré que Poutine n’avait peur de rien. Il fait ce qui lui semble nécessaire, sans craindre aucune conséquence. Je ne pense pas que son attitude changera. C’est pourquoi le seul espoir c’est la révolution. Malheureusement. Parce que la révolution c’est effrayant. Mais des gens meurent tous les jours, et ça doit cesser.