Homophobie : « Ne pas se contenter d’une reconnaissance symbolique des persécutions d’État »
Discutée ce mercredi à l’Assemblée, une loi pourrait reconnaître la responsabilité de la France dans les peines homophobes prononcées entre 1942 et 1982. Chercheurs et militants appellent à des réparations matérielles pour les victimes, et à poursuivre le chantier mémoriel sur l’ensemble des répressions subies par les personnes LGBT+.
Mise à jour le 8 mars 2024
L’Assemblée nationale a adopté le 6 mars, à l’unanimité, en première lecture, la proposition de loi « portant reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 ». Le collectif SOS homophobie évoque un « immense pas en avant ». Le texte va désormais être transmis au Sénat pour y être examiné en deuxième lecture. Interrogé par Politis, le sénateur socialiste Hussein Bourgi appelle le gouvernement, « qui ne s’est pas beaucoup mouillé », à agir pour inscrire la proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat, afin d’accélérer son adoption. L’élu reconnaît « ne pas pouvoir s’engager aujourd’hui » à ce que le groupe socialiste reprenne le texte dans sa niche parlementaire, en raison du « fonctionnement démocratique du groupe », qui décidera, collégialement, des propositions de loi retenues pour cette journée où l’opposition peut porter un nombre très restreint de textes au Parlement.
Première publication le 5 mars 2024
C’étaient des guets-apens et des descentes de police terrifiantes. Des coups, des insultes, des corps jetés dans les paniers à salade. C’étaient des enquêtes nourrissant les « fichiers des pédérastes », ou d’humiliants interrogatoires. Pour des dizaines de milliers de personnes, une condamnation, souvent de la prison. Et leur nom étalé dans les pages de la presse locale. Plus de quarante ans après la dépénalisation de l’homosexualité, en 1982, la responsabilité de l’État dans une partie de cette persécution brutale pourrait être reconnue, grâce à un texte discuté à partir du mercredi 6 mars à l’Assemblée nationale.
D’initiative sénatoriale, la proposition de loi « portant réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 » vise deux dispositions discriminatoires du Code pénal. L’une, actée en 1942 par le régime de Vichy, conservée en 1945 et supprimée en 1982, fixait la majorité sexuelle à 21 ans (18 ans en 1974) pour les relations homosexuelles, contre 15 ans pour leur pendant hétérosexuel. Une inégalité ayant mené à près de 10 000 condamnations. L’autre, adoptée en 1960, visait à « lutter » contre le « fléau social » de l’homosexualité, en aggravant la peine encourue « lorsqu'[un] outrage public à la pudeur consiste en un acte contre nature avec un individu du même sexe ».
50 000 personnes condamnées
Par la traque des bars et dancings ou des lieux de rencontres masculines, tels les parcs et vespasiennes, ou par le recueil des dénonciations, au moins 50 000 personnes ont été condamnées à de lourdes amendes et, jusqu’en 1978, neuf sur dix à de la prison, souligne Régis Schlagdenhauffen, maître de conférences en socio-histoire à l’Ehess. Or, l’aggravation de la peine « n’était que rarement utilisée par les juges, par habitude de condamner pour outrage à la pudeur simple ou parce qu’ils n’en avaient pas connaissance ».
Pour le chercheur, « la majorité des condamnations pourraient donc échapper à la loi ». Alerté, le député Renaissance Raphaël Gérard a tenté, par amendement, d’inclure tous les outrages dans le texte. Une démarche soutenue, sans succès, par le député insoumis Andy Kerbrat, pour qui « il serait plus simple, sur le modèle de la loi de réparation pour les harkis, d’élargir le champ et de renvoyer à une commission ad hoc l’étude au cas par cas des demandes des victimes ».
Personne ne sera laissé de côté par la commission.
H. Saulignac
« Pour agir de manière incontestable, il faut s’en tenir à ce que le Code pénal avait précisément de discriminatoire », défend en retour le député socialiste et rapporteur du texte, Hervé Saulignac, qui se veut rassurant : « Personne ne sera laissé de côté par la commission » chargée de l’attribution de réparations matérielles, soit 10 000€ et, ajouté à ce montant,150 € par jour d’emprisonnement. Ces réparations, appelées par les associations LGBT+ et rétablies fin février en commission par des députés de la Nupes et de Renaissance, avaient été biffées par le Sénat en novembre.
Le sénateur LR Francis Szpiner, nommé rapporteur, estimait alors que « si ces personnes ont été exclues, […] contraintes de changer de métier ou de déménager, si ces situations terribles ont causé des suicides […], ces dommages sont le produit, non pas des condamnations prononcées, mais de l’homophobie qui, à l’époque, caractérisait la société française tout entière ». Singulière assertion attribuant à « la société » les conséquences de lois pourtant actées par le pouvoir politique.
Pour que ne perdure aucun « oublié de l’histoire »
Après des décennies, traversées par l’hécatombe de l’épidémie de VIH-Sida, seules quelques centaines de personnes pourraient prétendre à des réparations, comme cela a été le cas dans les pays ayant adopté une loi similaire, tels l’Espagne, le Canada, l’Allemagne ou l’Autriche. Mais l’objectif est qu’il ne perdure aucun « oublié de l’histoire », assure à Politis le sénateur Hussein Bourgi, à l’initiative de la loi.
L’élu socialiste regrette ainsi qu’ait été exclue, au Sénat, la période 1942-1945. « Pour des raisons de morale politique, la République ne peut endosser la responsabilité des crimes de Vichy », dont « elle n’a pas à s’excuser », avaient argué des élus LR et du Parti radical, oubliant bien vite le discours crucial de Jacques Chirac, en 1995, reconnaissant la responsabilité de la France sous le régime du maréchal Pétain. « Qu’on le veuille ou non, il y a eu une continuité juridique entre Vichy et la République », ajoute Hussein Bourgi.
En 1945, le gouvernement provisoire a examiné la législation de Vichy, et fait le choix de conserver la disposition homophobe.
A. Idier
« En 1945, le gouvernement provisoire a examiné toute la législation de Vichy, et a fait le choix de conserver la disposition homophobe du Code pénal, au motif qu’elle ‘ne saurait appeler aucune critique’ », confirme l’historien Antoine Idier, maître de conférences à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye. Pire : « La loi a été pensée sous la IIIe République, on en a retrouvé des versions préparatoires dans les services du ministère de la Justice. » Si le chercheur salue la reprise de la période de Vichy dans la proposition de loi, il en dénonce aussi les limites : « La loi de 1942 et l’ordonnance de 1960 ont créé une fixation sur elles, car elles réprimaient explicitement les homosexuels. Mais elles ne sont que la face émergée de l’iceberg ».
L’historien déroule « le continuum de répression » visant les personnes LGBT, aux XIXe et XXe siècles : incriminations pour « travestissement », condamnations d’associations ou publications homosexuelles pour « outrage aux bonnes mœurs », arrêté préfectoral interdisant, à Paris au milieu du XXe siècle, à deux hommes de danser ensemble…
Discriminations spécifiques pour les femmes
De même, si seule une centaine de femmes ont été condamnées pour les dispositions homophobes du Code pénal, elles ont subi des discriminations spécifiques devant la justice, comme la remise en cause de la garde de leur enfant, ou lors de procès pour viol. Dans Une Farouche liberté (Grasset), recueil d’entretiens avec la journaliste Annick Cojean, l’avocate Gisèle Halimi (rapporteure de la loi de dépénalisation en 1982) se remémore « horrifiée » comment deux femmes ont vu leur homosexualité présentée comme « un élément à charge » lors d’un procès pour viol collectif en 1978.
Les colonies ont été le laboratoire de la répression.
A. Idier
La liste est longue et dépasse le cadre de la métropole : « Les colonies ont été le laboratoire de la répression, ajoute Antoine Idier. Dès 1913, le Code pénal de la Tunisie sous protectorat punit les relations homosexuelles, dans un article encore en vigueur aujourd’hui. » Autant d’éléments justifiant qu’« on ne peut ni se contenter d’une reconnaissance symbolique des persécutions par l’État, ni clore le débat après l’adoption de la loi », abonde Roméo Isarte, membre du collectif d’archives LGBT+ « Mémoires minoritaires ».
L’exemple de l’Allemagne, qui a abondé des fonds de recherche et une fondation dédiée, lui paraît un exemple à suivre en matière de réparations collectives, et non seulement individuelles. Antoine Idier abonde : « Réparer, c’est aussi agir sur le présent. »
L’Assemblée nationale a adopté le 6 mars, à l’unanimité, en première lecture, la proposition de loi « portant reconnaissance de la Nation et réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 ». Le collectif SOS homophobie évoque un « immense pas en avant ». Le texte va désormais être transmis au Sénat pour y être examiné en deuxième lecture. Interrogé par Politis, le sénateur socialiste Hussein Bourgi appelle le gouvernement, « qui ne s’est pas beaucoup mouillé », à agir pour inscrire la proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat, afin d’accélérer son adoption. L’élu reconnaît « ne pas pouvoir s’engager aujourd’hui » à ce que le groupe socialiste reprenne le texte dans sa niche parlementaire, en raison du « fonctionnement démocratique du groupe », qui décidera, collégialement, des propositions de loi retenues pour cette journée où l’opposition peut porter un nombre très restreint de textes au Parlement.
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