« Il y a une volonté d’effacement du peuple palestinien »
Pour Isabelle Avran, cofondatrice de l’Association France Palestine solidarité, le massacre de la bande de Gaza par Israël est l’acmé inédite d’une volonté d’éradication du fait palestinien.
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Gaza : l’enfance sacrifiée Gaza : tortueuse et cynique stratégie américaine Palestine : c’est la jeunesse qu’on assassineAlors que l’intervention militaire israélienne à la suite des attaques terroristes du Hamas, le 7 octobre dernier, dure depuis plus de cinq mois, plusieurs gouvernements la qualifient de désormais de génocidaire, reprenant un vocable que scandent les mobilisations citoyennes, qui ne faiblissent pas à travers le monde pour réclamer un cessez-le-feu immédiat et la libération de la Palestine, constate Isabelle Avran, journaliste, autrice d’ouvrages sur le Proche-Orient et confondatrice de l’Association France Palestine solidarité.
Plus de 30 000 morts : aussi considérable qu’il soit, surtout rapporté à une population de 2,5 millions de Gazaoui·es, le chiffre peine pourtant à rendre compte de la catastrophe humanitaire en cours…
Et l’on est incapable de dénombrer les personnes encore sous les décombres, dont des milliers d’enfants. Les chiffres augmentent tous les jours, alourdis par les décès dus au manque d’accès aux médicaments, touchant des enfants en masse. Des gosses meurent de faim désormais, c’est totalement insupportable. Les hôpitaux ont été en grande majorité détruits, totalement ou partiellement.
Selon le personnel médical, on ampute en moyenne dix gamins chaque jour, d’un bras, d’une jambe, d’une main, d’un pied, sans aucune anesthésie, et certains meurent sous la douleur. Mais ces chiffres inimaginables ne disent pas ce que chacun vit, subit au quotidien, ni ce que sera l’avenir d’enfants qui boivent l’eau d’une flaque boueuse pour survivre, de ces petits qui raclent des casseroles où il n’y a plus rien, disent ne rien avoir mangé depuis cinq jours, qui pleurent leurs parents tués, de ces parents et ces grands-parents qui ont perdu tous les leurs.
Sommes-nous suffisamment sensibilisés à ce qui se passe sous les bombes dans la bande de Gaza ?
Samedi 9 mars, alors que les mobilisations n’ont pas cessé pendant plus de cinq mois, déjà, d’une guerre d’une ampleur et d’une intensité inédites contre tout un peuple, plusieurs dizaines de milliers de citoyennes et de citoyens ont marché à l’appel du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, à Paris et dans plusieurs villes du monde. Ces manifestations témoignent de ce que les sociétés n’acceptent pas l’indifférence, ni le silence, et encore moins la complicité avec le massacre de plus de 30 000 êtres humains déjà à Gaza, ni la pénurie organisée par Israël – vivres, médicaments, anesthésiques, eau potable, etc.
Les agences de l’ONU et les ONG sur place alertent : à terme, il y a le risque de condamnation à la famine et à la mort de près de 2,5 millions de Palestiniens et Palestiniennes, dont la majorité ne cessent d’être déplacés sans qu’aucun lieu n’échappe aux bombardements. Et au-delà d’une indignation qui ne faiblit pas, ces mobilisations exigent des décideuses et des décideurs politiques des actions déterminées et efficaces pour obtenir un cessez-le-feu à Gaza et l’acheminement en urgence d’une aide humanitaire massive. Une première étape, immédiate et absolument nécessaire. Derrière les banderoles « Stop au génocide », on a aussi scandé « Libérez la Palestine ! », de l’Asie à l’Afrique, de l’Australie au Canada, de l’Amérique latine aux États-Unis ou à l’Europe.
Pour autant, il apparaît important de rassembler beaucoup plus largement encore pour exiger ce cessez-le-feu dans un premier temps, et la levée du siège du territoire de Gaza, la libération des prisonniers politiques, la fin des violences de l’armée et des colons israéliens en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. La population en France a été sensible au sort de civils israéliens pris pour cibles ou retenus en otages, comment ne le serait-elle pas quand un peuple entier tente de survivre sous les bombes depuis des mois, après des décennies d’occupation, de colonisation, de siège ?
Les chaînes de la télévision pratiquent une forme d’invisibilisation du massacre de masse du peuple palestinien.
Et ce, bien que les chaînes de la télévision dites d’information, dont des chaînes publiques, pratiquent une forme d’invisibilisation du massacre de masse du peuple palestinien commis par les forces israéliennes dans la bande de Gaza, mais aussi en Cisjordanie. En dépit également d’un discours visant à faire croire que manifester sa solidarité avec le peuple palestinien serait antisémite. C’est en réalité ce discours qui est antisémite : comme si les citoyens et citoyennes dont la religion ou la culture juive sont une part de leur identité et de leur histoire formaient par essence un groupe politiquement homogène, qui plus est soutenant les crimes du gouvernement, de l’armée et des colons israéliens. Un tel discours est ignoble et dangereux.
L’emploi du terme « génocide » a été jugé par des politiques comme déplacé. N’affaiblit-il pas les critiques envers le gouvernement israélien ?
Pour le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, accuser les responsables israéliens actuels de génocide serait franchir un seuil moral. Comme si ce n’étaient pas le gouvernement et l’armée israéliens qui franchissent un seuil moral à Gaza ! Au-delà, entre massacres et tentatives de transfert de la population, est en jeu de nouveau une volonté de création d’un « Grand Israël de la mer au Jourdain », d’« effacement » des Palestiniens et de la Palestine aussi bien à Gaza, en Cisjordanie qu’à Jérusalem. Et ça a commencé bien avant le 7 octobre – même si, aujourd’hui à Gaza, un niveau inédit a été atteint dans la guerre actuelle, la sixième depuis l’intensification du siège voici quelque dix-sept ans. L’armée bombarde non seulement les hôpitaux mais aussi les écoles, les abris des Nations unies, des lieux de mémoire, les archives des universités, des mosquées, des églises.
Et cette volonté d’effacement se joue aussi en Cisjordanie, à une autre échelle évidemment, quand les colons coupent régulièrement des oliviers par centaines à la tronçonneuse, chassant des communautés de leurs villages, que des extrémistes, suprémacistes et racistes expulsent les Palestiniennes et les Palestiniens de leur maison dans Jérusalem, volent leurs biens et s’en vantent devant les caméras. Cette volonté d’effacement est, à des degrés divers, une constante de la politique israélienne de la politique israélienne sur cette terre.
L’intensité des exactions à Gaza ne tend-elle pas à masquer ce fait historique ?
Prendre la mesure du temps long, c’est comprendre que des générations de Palestinien·nes n’ont connu que l’occupation, l’exil forcé, la discrimination ou la répression de leur résistance face à une politique coloniale. Cela signifie aussi que la société israélienne s’est accoutumée à des décennies d’impunité vis-à-vis de ce que subit le peuple palestinien. Enfin, ce temps long, c’est aussi celui de l’inaction coupable de la communauté internationale pour mettre un terme à cette situation.
L’Union européenne, elle s’est contentée d’inventer un dictionnaire des synonymes.
Quant à l’Union européenne, elle s’est contentée d’inventer un dictionnaire des synonymes : « Nous appelons Israël à, nous demandons, exhortons, réclamons, condamnons, dénonçons… », sans la moindre sanction, y compris pour interdire les produits importés issus des colonies israéliennes, pourtant illégales en Cisjordanie. Les mêmes ont préféré conclure des accords de toutes sortes – commerciaux, économiques et même sécuritaires ou militaires – avec Israël. Il existe donc là des leviers d’action importants pour imposer le cessez-le-feu et, enfin, le droit international.