« Cavalières », l’éloge de la tentative
Isabelle Lafon déploie sur le grand plateau de la Colline une utopie bien singulière. Soit la volonté de quatre femmes de vivre hors des normes, de s’inventer un rapport au monde qui leur ressemble.
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Cavalières / Isabelle Lafon / jusqu’au 31 mars / Théâtre de la Colline, Paris 20e
La liberté, dans le théâtre d’Isabelle Lafon, est toujours à chercher, à conquérir. Cavalières ne fait pas exception : ses quatre protagonistes, interprétées par l’autrice, comédienne et metteuse en scène elle-même, sa fidèle complice Johanna Korthals Altes, Karyll Elgrichi et Sarah Brannens, entrent en scène avec la détermination tremblante de qui sait ce qu’il ne veut plus mais n’a pas d’idée précise de ce vers quoi il veut aller. Dans cette pièce comme dans toutes celles du répertoire des Merveilleuses, nom de la compagnie créée par Isabelle Lafon en 2002, le plateau est le lieu du refus de la vie « normale ».
C’est l’endroit où inventer des pas de côté, où tenter d’autres récits que ceux qui dominent. Souvent, l’artiste a mené cette quête à partir de textes existants, écrits pour beaucoup par des femmes pionnières dans leurs combats : Anna Akhmatova, Virginia Woolf et Monique Wittig par exemple, dans son triptyque Les Insoumises, ou Marguerite Duras, dans Les Imprudents. Mais dans Cavalières, c’est en solitaire que les quatre comédiennes partent sur le chemin de leur liberté.
Tout part de presque rien : de l’intuition de Denise, entraîneuse de chevaux de course – de trotteurs pour être précis, car cela a son importance –, incarnée par Isabelle Lafon. Cette Denise, qui se veut antipathique, qui prétend ne pas aimer les enfants, s’est vu confier la garde et l’éducation de Madeleine, une petite fille qu’elle dit « particulière » parce qu’elle refuse de la qualifier de « handicapée ». Elle qui a autant de mal avec les adultes qu’avec les enfants a l’idée de faire appel à trois autres femmes pour s’occuper avec elle de Madeleine.
Une drôle d’utopie pleine de failles
Arrivent alors son amie de longue date, Saskia (Johanna Korthals Altes), employée dans une entreprise de ciment au Danemark, et deux inconnues recrutées par petite annonce : Nora (Karyll Elgrichi), qui est éducatrice spécialisée pour jeunes délinquants, et Jeanne (Sarah Brannens), qui travaille dans un bar. En rassemblant ces quatre femmes de cultures et d’horizons divers, Cavalières met en scène une brèche ou une « tentative », mot qu’Isabelle Lafon emprunte au pionnier de l’éducation spécialisée Fernand Deligny (1913-1996), qui inspirait déjà sa création précédente, Je pars sans moi (2023).
Autour de Madeleine, qui n’existe au plateau que par la parole de celles qui l’entourent, la petite communauté semble se construire sous nos yeux. La porosité évidente entre les comédiennes et leurs personnages est pour beaucoup dans cette sensation d’immédiateté, d’urgence très caractéristique du théâtre d’Isabelle Lafon. L’utopie fictive de Denise apparaît comme le fruit de la recherche des artistes, comme le prolongement de leurs frissons face à l’état du monde. Cavalières joue ainsi avec les conventions théâtrales, en une sorte de saut d’obstacles dont la joie ne cache pas une forme de gravité.
On assiste à la naissance d’un langage singulier dans sa manière d’emprunter à plusieurs codes sans faire de choix entre eux.
Dans les règles qu’elles établissent pour vivre ensemble, dans leur façon aussi de s’emporter soudain pour ensuite se plonger dans un long silence, les femmes de cette pièce laissent deviner ce qui les a menées là, à cette drôle d’utopie pleine de failles. Autour des trois grandes bases imposées par Denise – « 1) Avoir un rapport au cheval. 2) S’occuper de sa fille, Madeleine. 3) Habiter dans un appartement presque vide et y venir sans meuble », écrit-elle dans son annonce –, c’est une microsociété qui se constitue devant nous. On assiste ainsi à la naissance d’un langage singulier dans sa manière d’emprunter à plusieurs codes sans faire de choix entre eux, sans les hiérarchiser.
Dans Cavalières, on se parle autant par lettres et par post-it qu’oralement. On échange tant bien que mal en groupe sur le travail avec Madeleine un vendredi par semaine, et on se fait des confidences à deux sur la vie et sur le cheval, sur le monde des trotteurs, qui passionne Denise en partie sans doute parce qu’il est méprisé par le reste du milieu épique. Le cheval est l’un des éléments de la culture minoritaire que se fabriquent Denise et ses compagnes, pour l’offrir si délicatement en partage.