« Averroès & Rosa Parks » : entrer dans le même paysage
Le deuxième volet du triptyque sur la psychiatrie de Nicolas Philibert se situe au plus près de la relation soignants-soignés. Un très grand film.
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Averroès & Rosa Parks / Nicolas Philibert / 2 h 23.
« Le champ de la psychiatrie est inépuisable pour un cinéaste, parce que c’est un miroir grossissant de l’âme humaine, de nos tourments et de nos fragilités », nous déclarait Nicolas Philibert lors de la sortie de Sur l’Adamant. « Inépuisable », très vraisemblablement. La preuve : sur la psychiatrie, le cinéaste signe un triptyque dont Sur l’Adamant, Ours d’or à Berlin en 2023, était le premier volet. Voici le deuxième : Averroès & Rosa Parks. Le troisième, La Machine à écrire et autres sources de tracas, sortira le 17 avril. Nicolas Philibert insiste sur le fait qu’il s’agit d’un triptyque et non d’une trilogie. Les films peuvent se voir indépendamment, même s’ils ont un semblable esprit en partage.
Averroès et Rosa Parks sont deux unités vouées à la psychiatrie dans l’enceinte de l’hôpital Esquirol (désormais hôpitaux de Saint-Maurice), où, dans les siècles passés, se tenait l’asile de Charenton – dont le marquis de Sade a été, en 1789, l’un des internés célèbres. Le film s’ouvre sur des images de l’hôpital prises de haut, par un drone, où son immensité et son architecture datant du XVIIe siècle lui donnent une allure quasi martiale, grandement tempérée par la présence de nombreux arbres et du bois de Vincennes à proximité. Cet environnement, même s’il n’est plus visible ensuite, imprègne la vision du spectateur, d’où se dégagent métaphoriquement deux dimensions : cet hôpital est à la fois imposant et accueillant.
Le plus important est ce qui se déroule devant nos yeux. Ce qui se dit, bien sûr, mais aussi les regards, les silences.
Puis on entre dans le vif du sujet : la relation soignants-soignés. C’est elle qui intéresse avant tout Nicolas Philibert. Elle était au cœur de Sur l’Adamant, où l’on pratique la psychothérapie institutionnelle, comme à la clinique de La Borde, là où, il y a vingt-cinq ans, le cinéaste avait posé sa caméra pour, déjà, réaliser son premier film sur la psychiatrie, La Moindre des choses. Bien que relevant d’un hôpital plus classique, les unités Averroès et Rosa Parks n’ont pas oublié les leçons de la psychothérapie institutionnelle. À savoir : le suivi des patients y est déterminant, on leur consacre le temps nécessaire, et l’institution cherche à se soigner autant qu’on s’occupe des personnes souffrantes.
Parole fondamentale
Le film est exclusivement fait de paroles. Le plus souvent, ce sont des dialogues ; trois ou quatre séquences sont constituées de réunions de groupe auxquelles participent soignants et soignés. La parole ici est fondamentale parce qu’elle n’est pas qu’un simple échange : en elle-même, elle constitue un soin. On ne sait pas ce dont souffrent les patients, on ne connaît pas exactement le statut des soignants. Cela se devine, mais là n’est pas l’essentiel. Le plus important est ce qui se déroule devant nos yeux. Ce qui se dit, bien sûr, mais aussi les regards, les silences, l’écoute, les attitudes : les corps mouvementés, les visages crispés, la difficulté de concentration des premiers ; les silhouettes plus statiques, l’attention incessante des seconds.
Avec deux caméras pour le champ-contrechamp, filmant à égalité soignants et soignés, le dialogue est restitué au montage dans son intégralité. On s’installe dans la durée de la discussion. Procéder à des coupes aurait eu pour résultat de ne donner qu’une idée de l’interaction, et non de restituer l’interaction elle-même. Aucun moment fort à mettre en exergue, pas de dramatisation artificielle, encore moins de spectacularisation. Jean Oury, le fondateur de la clinique de La Borde, parlait d’un « art de la conversation » : « Être là, avec l’autre, là où il est, dans le même paysage, où l’on puisse parler, même si l’autre ne dit pas grand-chose. Qu’il puisse s’y reconnaître. À ce moment-là, une sorte de complicité peut s’instaurer. Même dans les moments les plus critiques (1). »
France Culture, « À voix nue », entretien avec Cécile Hamsy, 1990.
C’est exactement ce qui se passe ici. Et grâce à la caméra de Nicolas Philibert, nous entrons nous aussi dans ces « paysages ». Certains ont l’air familier, le délire n’y est pas toujours d’emblée discernable. C’est le cas par exemple de celui de cet enseignant qui a fait un burn-out. Intellectuel juif et bouddhiste, en révolte contre l’Éducation nationale, il veut refonder « le système éducatif européen et mondial ». « Je suis conscient d’être complètement mégalomane. Mais j’ai les moyens de ma mégalomanie », dit-il. Bien que dans une écoute empathique, la psychiatre prononce des mots – « exalté », « trop engagé » – qui situent là où s’ancre la souffrance du patient, qui, en l’occurrence, acquiesce.
D’autres « paysages » paraissent plus extraordinaires. Celui d’Olivier, par exemple, qui voit dans certaines personnes de son entourage son grand-père ou son père décédés, et tient pour ses filles des enfants qui ne sont pas à lui mais qu’il projette d’élever. Ce même Olivier qui lance : « Tu ne vas pas m’embêter avec ta réalité ! » Ou encore qui répond, quand on lui demande quels sont ses projets : « Je ne vois pas très bien comment m’en sortir. » On peut se sentir loin de lui et en même temps se reconnaître dans son désir d’effacer la mort de proches en les réincarnant – ce qu’il fait en dépassant l’impossible de la vie réelle.
Une vieille femme se sent persécutée par une présence féminine. Patiemment, le psychiatre fait tous les efforts pour la rassurer, la ramener un tant soit peu à la rationalité : « Vous êtes très triste depuis la mort de votre sœur. Tous les professionnels ici sont là pour vous aider. » Mais, à ce moment-là, elle ne veut pas de sa protection. « Vous êtes con comme un balai ! », lui lance-t-elle. On peut sourire à demi de cette sortie incongrue, mais le visage de cette femme porte toutes les marques de l’effroi.
Elle ne semble pas avoir d’autre issue que les paroles qu’elle prononce. Elle est à l’intérieur de ses mots, comme emprisonnée. Perdant leur statut de signifiants, ceux-ci sont ce qu’ils désignent. Ses mots sont des choses, pour paraphraser le titre d’un célèbre livre de Michel Foucault. En l’occurrence, la chose est un être qui la terrorise. On reverra cette femme plus tard, le visage en partie brûlé, victime de cette violence des « fous » qui fait peur et que, pourtant, ils retournent la plupart du temps contre eux-mêmes.
Intensité d’immersion
Ainsi, ce très grand film qu’est Averroès & Rosa Parks, égalant par son intensité d’immersion les plus grandes œuvres de Frederick Wiseman, nous fait pénétrer dans l’univers fantasmagorique de ces personnes, sans rejet ni crainte, sentiments qu’on éprouve trop souvent devant elles dans la vraie vie. Leurs paroles ouvrent aussi au spectateur des univers de fiction puissants, qui convoquent des visions de cinéma. Ainsi, il est impossible de ne pas « voir » le spectre fuyant et tentaculaire qui hante cette femme.
À écouter ces patients, on perçoit les agressions qu’ils ont reçues de la société contre lesquelles ils n’étaient pas à même de se défendre. Il est question de religion interdite ou au contraire imposée, de métiers pénibles, de sentiment de culpabilité, de complexe d’infériorité, de l’inquiétude suscitée par les guerres… Nombre d’entre eux sont arrivés à l’hôpital en pleine crise. Une interne dit : « Beaucoup de gens sont là avec des pathologies aiguës. »
« À deux mètres de mon lit, je suis déjà à l’étranger. »
On entend parfois, hors champ, des cris de détresse. Une conversation entre une psychiatre et une jeune femme ayant commis une tentative de suicide est interrompue quelques minutes par des appels déchirants venant d’une chambre voisine. Les médicaments sont un recours – il en est régulièrement fait état dans le film – mais pas une fin.
Et si les soignés pouvaient sortir de la psychiatrie ? Dans les réunions de groupe, c’est le souhait qu’ils émettent. Pour respirer, s’extraire d’eux-mêmes, de leurs souffrances. Ces réunions y contribuent (comme les activités proposées à l’Adamant). C’est aussi l’objectif des soignants. Accompagner les patients afin qu’ils puissent réintégrer le monde social – tout en continuant à être suivis. Et qu’une main ne puisse plus écrire sur les murs de l’hôpital cette phrase à la fois poétique et vertigineuse : « À deux mètres de mon lit, je suis déjà à l’étranger. »