Quand les femmes sont moteurs des luttes
À la veille du 8 mars, l’historienne Fanny Gallot réexamine les mobilisations sociales depuis 1945 en se concentrant sur le rôle des femmes en leur sein et dans les organisations syndicales. De l’invisibilisation à la reconnaissance.
dans l’hebdo N° 1800 Acheter ce numéro
Mobilisées ! Une histoire féministe des contestations populaires, Fanny Gallot, Seuil, « La couleur des idées », 288 pages, 22,50 euros.
Le mépris d’Emmanuel Macron pour les classes populaires, ces « gens qui ne sont rien » traversant tôt les gares pour aller travailler, n’est plus à documenter. On n’a pas non plus oublié sa sortie, en 2014, sur les ouvrières de l’abattoir Gad, quand le tout juste nommé ministre de l’Économie les avait qualifiées, dans l’une de ses toutes premières interviews, d’« illettrées ». Ces salariées subissaient là non seulement un mépris de classe, mais aussi un mépris sexiste affiché – sinon assumé. Une ouvrière, bientôt licenciée, répondit au micro d’une équipe de télévision : « Il nous prend pour qui ? Nous nous sentons bafouées, diminuées. […] Nous ne sommes pas des illettrées : nous savons toutes lire et écrire ! »
En 2023, une grande majorité de Françaises et de Français s’opposent, des mois durant, à la contre-réforme des retraites imposée par le président de la République. Sachant pourtant l’immense impopularité de son projet, grevant les droits et les montants des pensions des salarié·es, en particulier des plus défavorisé·es, Macron refuse de céder. La contre-réforme est finalement adoptée, au forceps – c’est-à-dire par la voie autoritaire de l’article 49.3 de la Constitution –, grâce au rejet d’une motion de censure par une faible majorité (de 9 voix sur 577) de député·es.
Là encore, les femmes salariées seront les premières à en subir les effets : outre les grossesses ou autres événements de la vie des femmes, et les inégalités salariales, le temps partiel imposé, à lui seul, « conduit à des inégalités de carrières se traduisant par un différentiel de 40 % dans les retraites des femmes et des hommes » (1).
(1) En février 2023, Politis a organisé un meeting féministe réunissant nombre de militantes et d’élues pour dénoncer les conséquences du projet de loi qui devait pénaliser plus durement encore les femmes salariées. À lire et écouter : « Retraites : retour sur une soirée de combat féministe » sur Politis.fr
Au cours du mouvement massif – et unitaire – d’opposition au recul de l’âge légal du départ à la retraite, porté à 64 ans, les ouvrières de la société de prêt-à-porter Vertbaudet, après 75 jours de grève, obtiennent une hausse des salaires et l’embauche de nombreux intérimaires. Tout en prenant part au mouvement sur les retraites, leur mobilisation s’inscrit dans le sillage de celles, plus spécifiques, de leurs camarades du nettoyage dans les hôtels, les hôpitaux, les trains ou les gares, des personnels des Ehpad, ou des accompagnantes des élèves en école maternelle ou en situation de handicap.
Aujourd’hui encore, l’implication des femmes dans les mobilisations surprend les médias, les gouvernements et jusqu’aux militants.
« Amazones, pasionarias, midinettes, munitionnettes, guêpes, chatouilleuses… Les femmes en lutte sont affublées de toutes sortes de qualificatifs, notamment depuis la fin du XIXe siècle, rendant compte de la transgression que représente leur présence dans les mobilisations sociales. Et, aujourd’hui encore, l’implication des femmes dans les mobilisations surprend les médias, les gouvernements et jusqu’aux militants : leur mise en mouvement apparaît à chaque fois comme une nouveauté. »
Jusqu’au groupe des Rosies, militantes en tenue de riveteuses états-uniennes du temps du New Deal, avec leurs gants de ménage pour signifier la double charge de travail des femmes, à l’usine et au foyer, dansant derrière une sono dans les défilés syndicaux contre la retraite à 64 ans.
La question du « travail reproductif »
Si Fanny Gallot s’emploie, en historienne, dans cet ouvrage fouillé, à proposer une relecture féministe des contestations populaires depuis 1945, elle porte une attention soutenue aux mobilisations les plus récentes, montrant combien celles des femmes, dans leurs formes et leurs revendications propres, ont toujours été à la pointe, sinon souvent les moteurs de nombreux mouvements collectifs. Car, à l’instar de ceux susmentionnés, c’est bien la question du « travail reproductif » qui émerge et demeure centrale dans cette synthèse historique, puisque les luttes où sont majoritairement protagonistes des salariées apparaissent très souvent dans des métiers considérés comme le prolongement du travail au foyer.
Où cette articulation permet paradoxalement de faire progresser – et parfois gagner – certaines luttes collectives. On lira ainsi avec grand intérêt le passage consacré aux Écoles populaires kanak, créées et gérées en général par des militantes kanak en Nouvelle-Calédonie dès le milieu des années 1980, pour délivrer aux enfants une éducation hors de celle de l’école coloniale, alors que la lutte est devenue générale et gronde sur le Caillou.
Tenir compte des revendications et des enjeux des luttes féminines, trop souvent « invisibilisées » parce qu’elles renvoient à des tâches domestiques quotidiennes, apparaît ainsi, comme le montre Fanny Gallot brillamment, comme un puissant « levier d’action » pour toutes les actrices et tous les acteurs des contestations populaires. Et retracer les combats de ces « mobilisées » pourrait bien, après des siècles d’une histoire faite par les hommes et sur les hommes engagés, permettre de rappeler qui en furent parfois les protagonistes.
Les autres parutions
Kollontaï. Défaire la famille, refaire l’amour, Olga Bronnikova et Matthieu Renault, La Fabrique, 264 pages, 18 euros.
Il est des figures exaltantes du féminisme qui sont passées de la lumière à l’oubli avant leur redécouverte enjouée. Protagoniste d’Octobre 1917, première ambassadrice au monde, Alexandra Kollontaï (1872-1952) en fit assurément partie, avant de subir la « contre-révolution sexuelle » des années 1920. Son œuvre suscite aujourd’hui un vif regain d’intérêt, contribuant au renouvellement théorique des luttes combinées de classe et de genre. Mais il manquait jusqu’ici un « portrait d’ensemble » de cette pionnière du « féminisme socialiste et matérialiste ». Cette première et importante « biographie d’une pensée » s’emploie à le combler.
De la génération. Enquête sur la disparition et son remplacement par la production, Émilie Hache, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 312 pages, 21 euros.
« Les sociétés industrielles, extractivistes et productivistes, ne manifestent aucun souci pour la reproduction de leurs conditions d’existence. » Dans cette œuvre exigeante et ambitieuse, la philosophe Émilie Hache réexamine les sociétés pré- ou non industrielles, de la Grèce antique à certaines sociétés matrilinéaires contemporaines, pour mieux souligner combien les pratiques « (ré)génératives » y sont d’abord chargées de veiller au renouvellement de la société et de son environnement. Or le christianisme a tout bouleversé avec l’idée d’un monde créé une fois pour toutes. Point, depuis lors, de « pratiques génératives mettant fin à notre illimitisme » ! Une contribution majeure à l’écoféminisme, où la question de la génération réapparaît derrière l’identification des femmes et de la nature dans la modernité.
Condamnées à mort. L’épuration des femmes collaboratrices (1944-1951), Fabien Lostec, CNRS éditions, 400 pages, 26 euros.
650 condamnations à mort, 45 finalement exécutées. Jamais autant de femmes n’ont été condamnées et mises à mort depuis la Révolution française. Fabien Lostec dément ici une « légende tenace » qui voudrait que les femmes collaboratrices aient été largement graciées par les tribunaux de l’épuration. Montrant comment la morale et le droit s’entremêlent largement lors de leurs procès (accusations d’être de « mauvaises épouses » et plus encore de « mauvaises femmes »), l’historien renouvelle « par le genre » une histoire de l’épuration et de la violence politique. Une recherche qui s’étend aussi au sujet de l’incarcération des femmes après-guerre.