« Tous les jeux sont à la fois sérieux et gratuits »
Comment acquérir son indépendance ? C’est la question qui traverse Los Delincuentes, du cinéaste argentin Rodrigo Moreno, film ludique et enthousiasmant. Entretien.
dans l’hebdo N° 1803 Acheter ce numéro
Los Delincuentes / Rodrigo Moreno / 3 h 09.
Traduit de l’espagnol par Tatiana Taburno.
Scène d’ouverture : Morán (Daniel Elias) parcourt les rues de Buenos Aires pour se rendre à son travail d’employé de banque. Générique de fin : le même Morán sillonne à cheval un paysage de campagne. Que s’est-il passé entre-temps ? Un élan personnel émancipateur conduisant à un changement de vie radical.
Dans la première partie de ce film de trois heures qui passent à la vitesse grand V, Morán met en œuvre un casse audacieux : il subtilise une grosse somme dans le coffre de la banque dont il est l’employé, en impliquant un de ses collègues, Román (Esteban Bigliardi), qui devient ainsi son complice. La somme représente autant de mois de salaire jusqu’à leur retraite ; Román doit la mettre en lieu sûr pendant trois ans et demi, le temps que Morán purge sa peine – parce qu’il a décidé de se rendre pour ne pas vivre avec la police à ses trousses.
Pour autant, Los Delincuentes n’est pas un film de genre. Ou alors du genre éco-anarchiste, pas dans la lignée de Scarface. Ces « délinquants » (delincuentes) sont des hommes ordinaires qui veulent échapper à la routine et à l’ennui. Morán le dit explicitement : il aspire à travailler et à vivre autrement. Comme le font ces trois « originaux », un vidéaste et deux sœurs, rencontrés sur sa route avant son incarcération, qui réalisent dans une nature collineuse et splendide un film sur les fleurs. Par un effet miroir, Román rencontre aussi, plus tard, ce même trio, dont Norma (Margarita Molfino). Il en tombe amoureux comme Morán avant lui (le jeu des symétries entre les personnages s’accompagne d’anagrammes sur leurs prénoms : Morán, Román, Norma, Morna, Ramón… ).
Le cinéaste argentin Rodrigo Moreno, dont c’est ici le sixième long métrage, questionne la fameuse et prétendue « valeur travail » dans un film gorgé d’humour et de sensualité. Franchement libertaire, avec un petit parfum années 1970 – même s’il se déroule de nos jours (on n’y voit cependant pas de téléphone portable, c’est rafraîchissant !) –, Los Delincuentes met en scène une utopie réalisée. Non collective – c’est là qu’il est bien de notre temps –, celle-ci concerne quelques individus. Elle n’en est pas moins cruciale.
Le film témoigne aussi d’une forte croyance dans les vertus de la fiction et les pouvoirs du cinéma. Sa remise en cause de l’argent roi, vache sacrée des banques et du capitalisme, passe par des extraits de L’Argent, le film de Robert Bresson, qui fascine Román quand il va le voir dans une salle de Buenos Aires. Les personnages sont aussi gagnés par le goût de la poésie, littéralement libératoire, puisque des taulards endurcis se réforment en y devenant eux-mêmes sensibles. Le conte, dans l’utopie, prend toute sa place. Comme le plaisir d’être face à une œuvre pour laquelle le bonheur est une idée neuve !
Rencontre avec un cinéaste prônant l’émancipation, dont le pays est désormais aux mains d’un dangereux libertarien.
Pour trouver la liberté faut-il nécessairement cambrioler une banque ?
Non. Le message du film n’est pas de dire qu’il faut nécessairement commettre un délit ou un crime pour accéder à la liberté. En revanche, il n’y a pas de liberté sans prise de risques. Cela implique de défier le pouvoir, le patronat, etc. La liberté s’acquiert.
Le travail ne peut-il pas être émancipateur ?
Le film ne se situe pas contre le travail. En revanche, il interroge la routine, la lassitude, le vide de sens que le travail peut générer. Le travail en soi n’est pas le problème. Et, en effet, il peut être émancipateur. Il y a un échange dans le film entre Norma et Morán, où celui-ci dit : « J’aimerais être comme toi et ne pas travailler », et elle réplique : « Mais je travaille ! » La différence, c’est que Norma ne dépend d’aucune hiérarchie ou de toute autre forme d’injonction, comme le fait que chaque minute du temps de travail doit être productive et rentable. C’est cela qu’il faut interroger.
Le film ne se situe pas contre le travail. En revanche, il interroge la routine, la lassitude, le vide de sens qu’il peut générer.
L’argent est très présent, soit physiquement, soit par l’intermédiaire du film de Bresson. L’argent est-il gage de liberté ?
C’est ce que pense Morán au début. Mais le film lui-même va changer sa propre vision de l’argent, en replaçant au centre la question de la liberté. Morán va prendre son indépendance vis-à-vis de l’argent. À la fin, on ne sait pas trop s’il a avec lui le butin qu’il a dérobé ou s’il l’a abandonné, ce qu’il va en faire, etc. J’ai volontairement laissé ce mystère car, au fond, ce n’est pas mon propos de savoir ce que va devenir le résultat de ce braquage.
Ce butin devient même un poids inutile : aux côtés de Norma, Morán découvre une autre façon de vivre, dans laquelle l’argent n’est plus une question ou un problème. Il y a là un parfum de socialisme utopique…
Oui, il est juste de pouvoir faire un lien avec cette forme d’utopie. Surtout quand il est avec Norma, sa sœur et son ami vidéaste, dans un paysage où la nature est très belle et le temps distendu. Mais, quand j’ai pensé le film, je ne cherchais pas à faire un lien avec le socialisme utopique. J’ai voulu créer un espace qui soit exempt de tout moteur narratif conventionnel et qui offre au spectateur une expérience ludique. On peut voir comment fonctionne cet espace à travers un prisme politique ou philosophique. Moi, je me suis attaché à le penser dans un cadre strictement cinématographique.
La dimension ludique est en effet très forte dans votre film. En particulier avec les anagrammes sur les prénoms, le jeu sur le nom des villes auquel s’adonnent les personnages, les symétries de situation… Est-ce que ce sont des jeux gratuits ou des jeux sérieux ?
Je pense que tous les jeux sont à la fois sérieux et gratuits. En ce qui concerne les anagrammes sur les prénoms, il s’agissait de faire entendre un langage non réaliste, qui soit lui aussi purement cinématographique. Quant à la scène où ils jouent avec les lettres des noms de villes, c’est un moment d’arrêt de la narration : le fil conducteur de l’intrigue, censé toujours apparaître, est ici remisé au second plan.
Le film peut faire songer à la littérature à contraintes, celle de l’Oulipo, et à Georges Perec en particulier, dont les jeux de langage étaient à la fois légers et graves…
Les exercices de Perec m’ont toujours intéressé. Je n’ai pas pensé directement à lui au moment de l’écriture ou de la préparation du film. Mais, en effet, je m’impose certaines contraintes, dont des contraintes idiomatiques. Je porte une très grande attention aux codes langagiers. Par ailleurs, dans ma vie quotidienne, les jeux de mots sont permanents. C’est une dynamique qui fait partie de moi et qui transparaît dans tous mes films. Plus largement, cela contribue à s’échapper de la représentation calibrée, voire normative, de la réalité qu’un certain cinéma donne à voir.
La poésie et l’émotion qu’elle suscite sont aussi très présentes. Pourquoi ?
Je voulais faire vivre ensemble différents éléments dans le film, dont la poésie. De façon plus concrète, la poésie occupe une fonction narrative très claire. Norma, en lisant un poème à Morán, s’en sert comme d’un outil de séduction. Surtout, elle le lit intégralement à l’écran, la durée de lecture est longue. De la même manière, dans la scène de la prison, la poésie figure le temps qui a passé, les trois ans et demi que Morán a tirés derrière les barreaux. Mais, surtout, le poème est lu du début à la fin. Il est matériellement présent.
Il fallait que l’artifice soit visible parce que c’est précisément lui qui fait le cinéma.
Dans une controverse opposant Éric Rohmer à Pasolini, intitulée « cinéma de poésie contre cinéma de prose », le premier défendait l’idée que la force poétique au cinéma s’incarnait dans la matérialité de la poésie, dans sa présence à l’écran, et non dans l’idée d’un cinéma poétique, d’une esthétique poétique. Certes, il y a des scènes dans Los Delincuentes qui s’inscrivent dans une atmosphère poétique. Mais les deux moments fondamentaux où la poésie s’inscrit dans le film, ce sont les deux moments de lecture.
Los Delincuentes est un polar, un film d’amour, un film de truands, un western, un conte, un film sur la ville, un film sur la campagne : est-ce un film-monde ?
C’est un film libre. Par son langage, il touche à ces différents genres, avec chacun ses différents codes, mais sans chercher à leur appartenir.
Le film puise abondamment dans les moyens narratifs, visuels ou sonores qu’offre le cinéma : les flash-back, le split screen, les fondus enchaînés, la musique… Ce qui crée une forme de jouissance par l’artifice.
Cela tient à mon rapport au réalisme. Mon film n’a pas de comptes à rendre à la réalité. Je n’ai pas de dette envers elle. En revanche je me dois d’être juste envers le cinéma, je lui paie ma dette. D’où le fait qu’il y ait une évidence de l’artifice. Il fallait que l’artifice soit visible parce que c’est précisément lui qui fait le cinéma. Le cinéma relève de l’artifice.
De quel cinéma vous sentez-vous l’héritier ?
À travers ce film, j’assume ma filiation avec la tradition du cinéma français moderne. Je considère que le dialogue qu’a entretenu le cinéma français avec le cinéma classique américain est particulièrement riche et même qu’il est le plus riche de l’histoire du cinéma. À partir des années 1950, avec Jean-Pierre Melville, jusqu’à la Nouvelle Vague. J’apprécie l’inventivité avec laquelle les Français ont revisité les grands classiques : le policier avec Melville ou Chabrol par exemple. La façon dont ils ont réinterprété le cinéma américain des années 1930 et 1940. On peut trouver cela daté aujourd’hui. Mais c’est encore très présent pour quelqu’un comme moi qui viens de territoires éloignés de la France. L’apport de la Nouvelle Vague y est encore très prégnant.
Passons à une question sur la situation en Argentine : de quelle façon Javier Milei s’attaque-t-il à la culture, et plus particulièrement au cinéma ?
Le gouvernement de Milei, via les coupes budgétaires, cherche à détruire toute politique publique : que ce soit sur le plan culturel, éducatif, de la santé… Or, des scandales liés à la corruption de certains des membres de ce gouvernement, qui n’est en place que depuis trois mois, ont déjà éclaté. Si l’on compare ce que représentent les économies réalisées avec les coupes claires opérées dans le secteur du cinéma, par exemple, et la totalité des sommes en jeu dans ces scandales de corruption, on a un rapport du simple au triple ou au quadruple. En outre, le ministère de la Défense vient d’acquérir quelques dizaines d’avions de combat. L’intention du gouvernement n’est pas de faire des économies mais de mettre en pratique un mépris très profond envers toute pensée intellectuelle et critique.
Comment résister, comment continuer ?
Il y a quelques jours, à Buenos Aires, s’est tenue une manifestation lancée par la communauté du cinéma. Qui s’est terminée par une répression très vive, avec des violences policières et l’arrestation de quatre personnes. Nous, les cinéastes, dès que nous sommes à l’étranger, dans des festivals, nous parlons de la situation de l’Argentine, nous organisons des conférences de presse pour sensibiliser, considérant que le cinéma argentin est connu dans le monde entier, et donc qu’il a une identité.
Pour moi, en tant que cinéaste, c’est préoccupant. Mais c’est surtout en tant que citoyen que je trouve la situation vraiment grave. Ce gouvernement exerce le pouvoir de façon grossière, brutale. En seulement trois mois, il a commis énormément de dégâts. Moi qui me considère comme quelqu’un de républicain et de démocrate, je voudrais pourtant que ce gouvernement soit renversé sur-le-champ.