Sainte-Soline : un an après, entre traumatismes et détermination
Malgré les violences féroces des forces de l’ordre, la manifestation de Sainte-Soline contre les mégabassines, le 25 mars 2023, a constitué un tournant salvateur pour les luttes écologiques et sociales.
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À Sainte-Soline et ailleurs, les traumatismes oubliés des journalistes « Les mégabassines provoquent une sécheresse anthropique des cours d’eau » Répression à Sainte-Soline : le rapport accablant de la Ligue des droits de l’Homme Sainte-Soline : aux côtés des opposants aux mégabassinesLe 25 mars 2023, le nom d’une petite commune des Deux-Sèvres tournait en boucle sur les chaînes d’infos : Sainte-Soline. Ce jour-là, quelque 20 000 personnes ont marché à travers champs dans l’espoir d’atteindre la mégabassine en chantier, l’une des seize retenues d’eau prévues sur le territoire de la Sèvre niortaise.
Une mobilisation hors norme pour la défense de l’eau à l’appel du mouvement des Soulèvements de la Terre, du collectif local Bassines non merci (BNM) et du syndicat La Confédération paysanne. Ce jour-là, face aux manifestant·es, un dispositif hors norme de 3 200 policiers, 9 hélicoptères, 4 blindés, 4 camions à eaux a lancé une répression acharnée, engendrant 200 blessés, dont des mutilé·es et des personnes plongées dans le coma, dont l’une avec un pronostic vital engagé.
Dès lors, s’est enclenchée une séquence politique et médiatique mettant en lumière les scènes de violences, des images faites de jets de projectiles et de gaz lacrymogène asphyxiant entièrement les cortèges symbolisés par l’outarde rose, la loutre jaune et l’anguille turquoise. « Je pense que pour toute une génération, Sainte-Soline est devenu un marqueur de jusqu’où ce gouvernement, l’État français est prêt à aller pour empêcher le déploiement d’un mouvement écologiste, paysan, mobilisé pour la défense de l’eau, que ce soit sur le plan des brutalités physiques, que des poursuites judiciaires », affirme Benoît Feuillu, membre des Soulèvements de la Terre profondément marqué par cette journée.
Avant ce jour-là, je n’avais pas imaginé que je serais obligé d’utiliser ma position de syndicaliste pour sauver des gens.
B. Jaunet
Même sentiment pour Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne 79, qui ne peut toujours pas oublier « le cynisme de l’État ». « Il y a un an, l’État a été capable d’utiliser la force contre des citoyen·nes, et contre des syndicalistes ! Avant ce jour-là, je n’avais pas imaginé que je serais obligé d’utiliser ma position de syndicaliste pour sauver des gens. J’ai encore un peu de mal à accepter ça, car à la fin, je finis quand même au tribunal pour avoir fait mon devoir, pour avoir sauvé des gens que je n’ai pas blessés », s’indigne-t-il.
En novembre dernier, neuf personnes étaient poursuivies pour différentes infractions commises lors de plusieurs manifestations interdites à Sainte-Soline les 29 mars 2022 et 25 mars 2023. « Il y a une volonté très claire de casser l’image de notre mouvement et notre rôle de lanceurs d’alerte, de mélanger les genres afin de nous faire passer pour de dangereux écoterroristes. Sainte-Soline était un piège d’État que nous n’avons pas su éviter malheureusement, mais nous travaillons collectivement pour éviter que ça se reproduise », ajoute le paysan.
Selon un sondage Harris interactive, commandé par le média en ligne Reporterre, plus de la moitié des Français « désapprouvent » l’action « violente » des forces de l’ordre à Sainte-Soline. Parmi eux, 78 % estiment que « l’action des forces de l’ordre a été violente », et 86 % que « l’action des militants opposés à la construction de la mégabassine a été violente », preuve que la stratégie de criminalisation des militant·es écolo fonctionne.
Une plainte collective contre Gérald Darmanin
Un an plus tard, pas question d’oublier. Au contraire, il faut commémorer pour se souvenir et gagner la bataille du récit. Mais Benoît Feuillu refuse de parler de contre-récit : « Le récit de vérité, de justesse est de notre côté. Face à un récit de propagande d’État qui vise à justifier la répression physique, il y a un récit du mouvement, mais aussi d’un ensemble d’observateurs de la LDH et du rapporteur de l’ONU sur la réalité de la brutalité d’État. Il faut s’en souvenir pour dire à l’État : “on ne vous permettra plus de nous brutaliser de cette façon-là !” »
En effet, le rapport de la gendarmerie a notifié l’utilisation de 5 015 grenades lacrymogènes en deux heures d’affrontements. Pour comparaison, 11 000 grenades avaient été tirées en une semaine sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en 2018. Le rapport de la LDH publié en juillet 2023 a largement contribué à rétablir ce récit de vérité. « Le choix délibéré des autorités publiques d’empêcher l’accès à la bassine, quel qu’en soit le coût humain, a été lourd de conséquences », affirmaient les auteurs du rapport.
Dans cette contre-attaque des défenseurs de l’eau, le collectif Bassines non merci a décidé de déposer une plainte collective contre le ministre de l’Intérieur. Il accuse Gérald Darmanin d’avoir menti sous serment devant la commission d’enquête parlementaire qui a eu lieu en octobre dernier concernant la manifestation de Sainte-Soline. « Cette plainte consiste en une saisine collective de la Cour de justice de la République pour faux témoignage. Elle sera accompagnée d’une pétition de soutien pour celleux qui ne souhaitent pas porter cette plainte ou donner au ministre de l’Intérieur ses véritables noms et coordonnées », précise BNM. La plainte est ouverte à signature jusqu’au 1er mai inclus.
Un collectif de chercheur·euses en sociologie nommé collectif du Loriot – en hommage à un animal en voie de disparition notamment présent dans le marais poitevin – s’est formé après Sainte-Soline et a publié un ouvrage précieux Avoir 20 ans à Sainte-Soline. Il compile les témoignages de jeunes – et moins jeunes – qui ont vécu cette journée-là, ce week-end-là ou portent un regard plus global sur les mobilisations écologiques et sociales.
« Dès le lendemain, nous avons ressenti le besoin de parler, de raconter ce qu’on avait éprouvé donc nous avons organisé un débriefing spontané, informel, raconte Hélène Stevens, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Poitiers. Puis dans un second temps, nous avons tous eu l’impression d’avoir vécu une deuxième forme de violence par le récit médiatique dominant de la mobilisation. Il était important de se réapproprier ce récit tronqué, uniquement centré sur les violences qui stigmatise les manifestant·es et invisibilisait l’hétérogénéité des personnes présentes. »
Pour tout le collectif, il était vital de raconter les traumatismes mais également les autres volets de la mobilisation durant tout le week-end à Melle : l’organisation de la base arrière avec la cantine, la garderie, des concerts, des temps de débat, une base soin de médic mais aussi psy, une vigilance sur les violences sexistes et sexuelles. Étienne Douat, également maître de conférences en sociologie à l’Université de Poitiers, explique que souvent, la colère, la sidération voire la peur tentent de cohabiter avec la détermination.
Sainte-Soline a été un moment formateur, dans lequel on peut remettre en question certaines habitudes de pensée.
E. Douat
« Nous voyons aussi affleurer une espèce de force, de puissance d’agir collectivement, une envie de retourner dans une prochaine manifestation. D’autres veulent se documenter, se cultiver, notamment sur la question de la violence pour se construire leur propre avis. Sainte-Soline a été un moment formateur, qui nous transforme, dans lequel on peut remettre en question certaines habitudes de pensée. »
Continuer la lutte coûte que coûte
Malgré la forte répression, pendant et après, le renoncement ne semble pas de mise. Pour Benoît Jaunet, « tout le monde n’a pas envie d’esquiver le débat contrairement aux tentatives de l’État » et Sainte-Soline a permis d’aborder le fond du sujet, grâce au travail de long terme de certains scientifiques, de certains médias. « Cela a permis à certaines instances qui gèrent l’eau de prendre conscience du problème. Par exemple, le comité de bassin Loire Bretagne a initié des rencontres pour essayer d’écouter toutes les sensibilités et de détecter les loupés. Les pressions politiques et de la FNSEA persistent, mais depuis Sainte-Soline, les projets de bassines ne se font plus de la même façon ! »
Les défenseurs de l’eau restent déterminés et optimistes. Pour eux, le rapport de force semble de plus en plus pencher en leur faveur, que ce soit dans les sphères militant•es ou les tribunaux. « Il y a eu une politique de terreur, d’étouffement physique et administratif et en réaction, ce qui a émergé c’était le courage et la solidarité », glisse Benoît Feuillu, encore touché par les dizaines de rassemblements spontanés dans les villes et villages en soutien aux blessés de Sainte-Soline, mais aussi le refus populaire de la dissolution des Soulèvements de la Terre réclamée par Gérald Darmanin.
Dans les mois qui ont suivi, une centaine de comités locaux des Soulèvements de la Terre s’est créée, et un convoi de l’eau s’est rendu à vélo et en tracteurs jusque devant les grilles de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, à Orléans pour réclamer un moratoire sur les mégabassines.
Des « mégaboums » contre les mégabassines et les violences policières sont prévues sur tout le territoire ce 25 mars 2024. « En écho à la pluie de grenades létales des policiers et gendarmes, faisons détoner notre créativité : ballons de baudruche, instruments, chants, pétards, méga-enceintes », appellent les militant·es. Le 11 mai, une mobilisation nationale se tiendra dans la plaine céréalière de la Limagne, à l’est de Clermont-Ferrand, contre un projet de gigabassines porté par Limagrain, le géant semencier.
La défense de l’eau prendra une dimension internationale pendant l’été. D’abord en juillet, avec une nouvelle mobilisation dans le Poitou, puis en septembre, quand des liens se tisseront entre la Venise verte du marais poitevin et la lagune de Venise, où des infrastructures d’accaparement de l’eau sont en projet pour assurer la production de neige artificielle en vue des Jeux Olympiques et Paralympiques d’hiver de 2026, à Milan et Cortina d’Ampezzo. La défense de l’eau n’a pas de frontière et peur de rien.
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