Turquie : « J’ai vécu un remake de l’affaire Dreyfus »
La quasi-totalité des édiles du Parti démocratique des peuples élus en 2019 ont été destitués par le régime turc au bout de quelques mois. C’est le cas d’Adnan Selçuk Mızraklı, porté à la tête de Diyarbakır avec 63 % des voix, qui depuis est en prison. Nous sommes parvenus à établir avec lui une correspondance écrite clandestine.
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Dimanche 31 mars, moins d’un an après le double scrutin législatif et présidentiel qui a reconduit Recep Tayyip Erdoğan et sa coalition à la tête du pays, la Turquie retourne aux urnes, cette fois-ci à l’occasion des municipales. Une échéance particulièrement importante pour la population kurde ainsi que pour le Parti démocratique des peuples (HDP), qui doit se remettre en ordre de marche malgré la répression qui ne cesse de l’étreindre.
Car la multiplication des échéances électorales ne saurait être garante de vitalité démocratique : à la suite des derniers scrutins en 2019, 48 des 65 municipalités gagnées par le HDP ont été remises entre les mains d’administrateurs directement nommés par le pouvoir, les maires et comaires kurdes ayant été systématiquement révoqués.
C’est le cas d’Adnan Selçuk Mızraklı, élu à la tête de Diyarbakır avec 62,93 % des suffrages. Arrêté le 21 octobre 2019, il a été, comme beaucoup de militants du HDP, inculpé pour « appartenance à une organisation terroriste », coupable, selon l’accusation, d’avoir assisté à des funérailles de présumés membres du PKK. Il purge une peine de 9 ans et 4 mois de prison et est actuellement incarcéré dans l’établissement pénitentiaire d’Edirne.
Vous êtes emprisonné depuis bientôt quatre ans et demi. Parvenez-vous à vous tenir informé sur la situation politique en Turquie et à continuer de militer pour la cause kurde ?
Adnan Selçuk Mızraklı : Actuellement, l’ancien coprésident du HDP Selahattin Demirtaş et moi vivons dans la même cellule de la prison d’Edirne. Nous essayons de prendre des nouvelles du monde extérieur, de suivre le cours de la politique et de jouer un rôle dans ce domaine. Nous sommes peut-être détenus, mais nous continuons de faire de la politique contre ceux qui tentent de nous en éloigner, que ce soit par le biais de la presse, des réseaux sociaux, de nos avocats et de nos familles.
Avant même que je sois élu, mon sort était scellé.
Vous avez été emprisonné peu après avoir été élu à la tête de la ville de Diyarbakır. Comment s’est passée votre révocation ?
Cela a été très vite. Le lendemain du scrutin, avant même de recevoir le certificat d’enregistrement, le gouverneur de Diyarbakır a écrit une lettre officielle au ministère de l’Intérieur, lui demandant de nommer un administrateur pour la municipalité métropolitaine, afin de me remplacer. Selon la version officielle, avant ces élections, une personne incarcérée aurait été interrogée par la police et aurait soudainement décidé de témoigner contre moi. En d’autres termes, avant même que je sois élu, mon sort était scellé. Et même si nous avons réfuté les accusations portées contre moi au cours du procès, j’ai été condamné.
48 des 65 municipalités gagnées par le HDP lors de cet exercice électoral ont été remises entre les mains d’administrateurs aux ordres de l’AKP, le parti au pouvoir. Comment expliquer cela ?
Beaucoup de choses ont changé négativement en Turquie au cours des neuf dernières années, le fait le plus dommageable étant certainement que le mécanisme judiciaire passe sous le contrôle du centre politique. Si vous êtes un dissident, en particulier kurde, tous les moyens sont bons pour vous décrédibiliser, notamment des campagnes calomnieuses. Ce processus tant de fois éprouvé laisse du temps à la fabrication de faux témoins et de fausses preuves. Puis, lorsque le pouvoir décide que le moment est venu, la justice intervient et les opposants sont emprisonnés, subissant un bombardement médiatique afin de justifier les sanctions auprès du grand public.
En Turquie, l’illégalité reste une réalité tristement courante lorsqu’il s’agit des Kurdes et de leurs droits.
Que vous est-il reproché au juste ?
Tout est parti du récit fictif d’un informateur de la police. Il semblerait qu’une personne questionnée depuis quatre ans se soit souvenue, dix jours avant les élections, de certains détails. Cette personne, qui était condamnée à 73 ans de réclusion, a été libérée et réinsérée après ses aveux. J’ai vécu le remake d’une situation historique, bien connue, celle de l’affaire Dreyfus.
Cet acharnement contre le HDP, qui compte 5 000 membres en prison, trahit-il une peur de perte de contrôle du pouvoir turc face à la question kurde ?
Les années 2013 à 2015, qui ont vu un processus de négociations [du pouvoir en Turquie] avec le PKK et son leader, Abdullah Öcalan, ont renforcé la conviction qu’une solution démocratique est possible. Les élections générales tenues en Turquie le 7 juin 2015 ont accouché de résultats très favorables pour le HDP, le parti au sein duquel les Kurdes sont fortement organisés. Cette situation a effrayé l’entente politique centrale en Turquie et l’a amenée à prendre des précautions. Ces « mesures », qui n’étaient ni légales ni démocratiques, ont constitué une intense campagne de terreur. Dans ce contexte, le processus d’illégalisation et de criminalisation de notre parti a été engagé, notamment à travers les médias et le système judiciaire.
Les maillons les plus importants de ce processus ont été l’arrestation, du jour au lendemain, de onze députés, dont les coprésidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, ainsi que la nomination d’administrateurs dans beaucoup de municipalités. Une telle attitude envers des élus est illégale. Mais, en Turquie, l’illégalité reste une réalité tristement courante lorsqu’il s’agit des Kurdes et de leurs droits. Vous pouvez être accusé et condamné sans avoir commis aucun crime, ma situation n’en est qu’un exemple parmi tant d’autres. Il n’existe actuellement aucun mécanisme législatif, judiciaire, exécutif, ni de freins ni de contrepoids en Turquie.
Qu’attendre des élections du 31 mars ?
Le pouvoir souhaite maintenir les gouvernements locaux sous sa férule. Dans ce contexte, les capacités juridiques, administratives et financières des collectivités locales ont été considérablement réduites. Malgré tout cela, il est très important pour nous d’être représentés dans les gouvernements locaux en tant que parti politique d’opposition, sur le plan tant psychosocial que politique.
C’est une question de nécessité et d’honneur pour la société kurde de montrer qu’elle est propriétaire de sa propre géographie.
L’AKP a peut-être remporté de nombreuses élections au cours des quinze dernières années, mais il n’a jamais réussi dans les régions kurdes et y a même subi de lourdes défaites politiques à l’occasion de presque tous les scrutins. La mentalité DEM [nom sous lequel se présentent les candidats HDP, N.D.L.R.], qui a produit des valeurs très importantes en termes de conscience collective, ne laisse aucune chance au régime de gagner ces élections locales.
Pourtant, au niveau national, Erdoğan semble avoir les mains libres pour gouverner…
Le régime a pris une nouvelle direction qui s’inscrit dans les codes expansionnistes et colonialistes existant au sein de l’État turc depuis le début des années 2000. Cela étant, c’est une question de nécessité et d’honneur pour la société kurde de montrer qu’elle est propriétaire de sa propre géographie en utilisant toutes les voies démocratiques légitimes que permet la politique.
La prison est-elle devenue votre nouveau terrain de lutte ?
Le régime escomptait nous neutraliser en nous capturant. Il voulait nous mettre, nous, nos familles et nos avocats, dans une situation difficile en nous enfermant dans des cachots dans les régions les plus reculées de notre propre géographie. Nous avons transformé ce processus en un cri silencieux et en résistance, avec le soutien de notre peuple, les efforts inlassables et les sacrifices de nos familles et de nos avocats. Ce processus, dans lequel les mots, les phrases et les sons sont valorisés et appropriés comme de l’or, a déjoué les plans du régime.
Nous faisons part de nos opinions et suggestions comme nous le pouvons, sachant que la politique est une quête d’avenir, une fiction, un rêve et une recherche de solutions aux problèmes, mais avec la conscience qu’elle ne peut jamais être désorganisée. Nous avons plus de temps ici que nous n’en trouverions jamais dehors. Mon camarade de détention, Selahattin Demirtaş, rencontre le monde extérieur avec le côté créatif et productif de l’art, à travers les histoires, les romans et les articles qu’il écrit, ainsi que les chansons qu’il compose.
Comme vous le savez, les œuvres de prison de Gramsci conservent encore aujourd’hui leur valeur. De nombreux révolutionnaires ont soit analysé la période, soit construit la politique du futur pendant leurs périodes de prison. Voilà comment nous roulons. Mais c’est à notre tour de vous faire passer un message : Selahattin Demirtaş et moi-même transmettons nos salutations à tous les lecteurs, en particulier à ceux qui lisent ce que nous avons écrit grâce à vos efforts.