Avec Gatti, rouvrir l’horizon du théâtre
À l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Armand Gatti, Olivier Neveux ouvre une porte sur une œuvre démesurée qui tente de révolutionner les rapports entre scène et politique.
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Armand Gatti, théâtre-utopie / Olivier Neveux / Libertalia, 2024, 264 pages, 10 euros.
L’actualité théâtrale a tendance à recouvrir jusqu’aux plus puissantes pages du passé. Certaines d’entre elles peuvent pourtant être sources d’inspiration pour un art qui, selon Olivier Neveux, se plie trop souvent à l’injonction de traiter de sujets politiques. Ce qui le vide le plus souvent de toute force de transformation du monde. Pour ce professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École normale supérieure de Lyon, dont nous avons déjà relaté dans ces pages le passionnant travail sur le théâtre politique, le théâtre d’Armand Gatti (1924-2017), dont on célèbre cette année le centenaire de sa naissance, fait partie de ces aventures régénérantes.
Son livre, Armand Gatti, théâtre-utopie, qui en rend compte d’une manière aussi personnelle que documentée, marque, avec un recueil d’articles journalistiques écrits par Gatti entre 1946 et 1957 avec son complice Pierre Joffroy – La voix qui nous parle n’a pas besoin de visage (1) –, l’ouverture d’un anniversaire des plus riches pour penser les rapports entre politique et poétique aujourd’hui.
La voix qui nous parle n’a pas besoin de visage. Chroniques et reportages (1947-1957), Armand Gatti et Pierre Joffroy, Gallimard, 368 pages, 22 euros.
Ce n’est pas la première fois que l’œuvre d’Armand Gatti fait l’objet pour vous d’un travail d’écriture. Pourquoi revenir toujours à Gatti ?
Olivier Neveux : J’ai commencé adolescent à lire Armand Gatti, je fréquentais les milieux libertaires et j’ai probablement été attiré par le A cerclé présent sur les couvertures de ses livres publiés chez Verdier. Mais je n’y ai pas trouvé alors ce que j’y cherchais et surtout je n’y ai pas compris grand-chose. Gatti défait les catégories traditionnelles du militantisme. Il tourne notamment le dos au réalisme, qui était alors et qui est toujours considéré comme la seule voie possible de l’art politique. Une fois étudiant à Paris, je suis allé l’écouter et j’ai assisté à différentes expériences théâtrales. Je lui ai consacré un mémoire de maîtrise et puis je l’ai rencontré.
Je fais le pari d’un nouveau commencement possible pour son œuvre.
Nous avions cinquante ans de différence mais nous sommes devenus proches et je ne l’ai plus quitté, ni lui ni son œuvre, pendant près de vingt ans. C’est à partir de ce compagnonnage que j’ai écrit Armand Gatti, théâtre-utopie. Mais ce n’est pas du tout un livre de souvenirs. Marquée par la débâcle et les catastrophes du XXe siècle, la vie de Gatti, qui a connu tant de versions, a fini par occulter son théâtre. L’homme était impressionnant. Il s’est comme interposé entre son œuvre et le monde. Je pense qu’il faut revenir à ses mots sur la page et aux corps qui les disent sur une aire de jeu.
Le Gatti journaliste précède l’homme de théâtre. Vous ne vous intéressez quant à vous qu’au second, mais dites toutefois qu’il développe dans son théâtre un « journalisme dévié de son objet ». Qu’entendez-vous par là ?
Le journalisme, qu’il pratique pendant une dizaine d’années à compter de la fin de la guerre, est très important dans sa vie. C’est grâce à lui qu’il voyage : en Chine, avec Chris Marker, en Algérie, où il rencontre Kateb Yacine, qui devient son ami, au Guatemala, et il continuera par la suite : à Cuba pendant la révolution, en Irlande lors de la grève de la faim de Bobby Sands… Il s’intéresse déjà aux sans-voix de la société, mais il s’y intéresse à partir des tours invraisemblables que prend la réalité. Comme dans son œuvre théâtrale ou poétique. Cette dernière lui permet, d’ailleurs, contrairement au journalisme, de raconter ce qui a eu lieu et, simultanément, ce qui aurait pu avoir lieu. Le théâtre offre, en effet, la possibilité de démultiplier la vérité et de rendre justice à des quantités de possibles.
Est-ce pour être en phase avec ce vaste geste d’écriture que vous décidez d’opter pour une approche non pas chronologique mais panoramique de l’œuvre de Gatti ?
Oui. Face à l’effacement de son œuvre, qui n’est plus aujourd’hui montée par grand monde – quelques thèses sont toutefois en cours ainsi que quelques projets –, j’ai voulu poser cette question : que produit l’aventure gattienne à l’intérieur de l’histoire du théâtre ? Que fait-elle à cet art ? Depuis ses premières pièces créées au TNP jusqu’aux ultimes expériences de La Traversée des langages, Armand Gatti n’a eu de cesse de poser la question de l’infini et de la démesure, de chercher à repousser les limites du théâtre, qui est par nature un art de la contrainte et des limites.
Il invente pour cela des formes et des dispositifs. Si, dans les années 1960-1970, il trouve l’infini dans la politique, car c’est l’époque des grands foyers révolutionnaires, il va ensuite le chercher ailleurs. Alors que dans les années 1980 on a voulu faire honte aux militants d’avoir espéré changer l’histoire, Gatti refuse ce constat : s’il y a eu échec à ses yeux, ce n’est pas pour avoir vu trop grand mais pour avoir misé trop petit ! C’est pourquoi il passe à l’échelle cosmique, à la façon d’un Blanqui, enjambe la dimension historique et invente un rapport très particulier à la politique.
Ce rapport est à l’opposé de celui dont vous déplorez la domination actuelle dans votre livre précédent, Contre le théâtre politique (2).
La Fabrique, 2019.
À notre époque où l’injonction portée par tous les pouvoirs à faire du « théâtre politique » donne lieu à une multitude de pièces « à thème » inféodées à la réalité, Armand Gatti est en effet intempestif. Je fais le pari d’un nouveau commencement possible pour son œuvre : l’École supérieure d’actrices et d’acteurs de Liège, en Belgique, va par exemple s’emparer un semestre entier de son théâtre. Les artistes qui ne l’ont pas connu ne sont pas divertis par sa personnalité et peuvent s’en emparer plus librement. Mais c’est une œuvre intimidante.
Ses pièces sont peuplées de figures de la révolution, des figures vaincues, et même souvent vaincues parmi les vaincus.
J’ai eu la chance d’en rencontrer de grands passeurs, tels Michel Séonnet, qui va publier un livre à l’occasion de ce centenaire, ou la cinéaste Hélène Châtelain. Ils m’ont rendu l’œuvre praticable parce qu’ils m’ont raconté les voyages qu’ils y ont faits. Mon livre essaie de faire de même : témoigner de trajets dans cette écriture immense, à l’aune de mes obsessions pour la politique, la perspective révolutionnaire et l’art du théâtre.
De quoi est faite concrètement l’utopie théâtrale d’Armand Gatti ?
Si son œuvre est à mon sens utopique, ce n’est pas qu’elle décrive des utopies. C’est que Gatti conçoit le moment théâtral comme pouvant notamment faire en sorte que les morts, provisoirement, ne soient pas vraiment morts. Ses pièces sont peuplées de figures de la révolution, des figures vaincues, et même souvent vaincues parmi les vaincus.
C’est à mon sens de là que vient l’attraction de Gatti pour l’anarchie et son intérêt pour des figures telles que Nestor Makhno, anarchiste des campagnes ukrainiennes après la révolution russe de 1917, le militant de la guerre d’Espagne Buenaventura Durruti, son père Auguste, éboueur, qu’il ne cesse de convoquer, ou encore Rosa Luxemburg. De cette dernière, par exemple, il va chercher les traces dans l’Allemagne des années 1970 et se demande « qui fait vivre Rosa ? », car le sens de l’histoire est pour lui donné par le présent.
L’utopie gattienne est aussi radicale dans son refus de la notion de spectateur, et même de spectacle, très étonnant pour notre époque.
En effet, avec le spectacle V comme Vietnam (1967), commandé par le Collectif intersyndical universitaire d’action pour la paix au Vietnam, Gatti s’aperçoit qu’il y a quelque chose qui cloche dans le fait que quelqu’un puisse sur un plateau défendre le contraire de ce en quoi il croit. Puis, devant l’interdiction par le pouvoir de jouer en 1968 La Passion du général Franco au TNP, il s’exile à Berlin-Ouest. Lorsqu’il revient en France à la fin des années 1970, il ne retourne pas dans l’institution, il crée avec des « exclus » de la société. Il n’y a plus d’acteurs professionnels, de mercenaires dit-il, mais des militants.
Ce que peut le théâtre lorsqu’il se donne comme ambition de réaliser des choses littéralement extraordinaires.
Ces expériences se font sans public, au sens commercial du terme, mais avec des « témoins » invités à venir partager l’aventure. Cette aventure, c’est l’émancipation de nos représentations et de nos assignations. J’ai eu la chance d’être un de ces témoins, parmi tant d’autres, transformé et à jamais curieux de ce que peut le théâtre lorsqu’il se donne comme ambition de réaliser des choses littéralement extraordinaires.