À France Travail, « on est en première ligne du désespoir »
Après les annonces politiques sur le contrôle renforcé des chômeurs, les agents de l’organisme public sont chargés de l’appliquer. Plusieurs d’entre eux confient à Politis leurs difficultés, entre un rapport aux usagers toujours plus compliqué et des conflits intimes de valeurs.
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Exclusif : C’est désormais une certitude, le chômage tue Aux guichets de France Travail, des tensions en hausseC’était fin 2023 et Michel*, conseiller emploi à France Travail – anciennement Pôle emploi – dans une ville des Hauts-de-France, s’en souvient bien. Le corps d’un homme vient d’être identifié par la police. Il s’est suicidé. Rapidement, des fils sont reliés. Quelques jours auparavant, il avait subi un contrôle de l’organisme public et avait envoyé un message inquiétant, se plaignant de ce contrôle et menaçant de passer à l’acte. « À l’accueil de notre agence, on est une sorte de zone d’observation de la tension sociale. On est en première ligne du désespoir. Et, en ce moment, pour les privés d’emploi, ce n’est pas ça qui manque », souffle le conseiller.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
Aux quatre coins du pays, dans les agences des villes petites ou moyennes, ou dans celles des grandes métropoles, le constat opéré par les conseillers de France Travail est le même. « On commence à bien percevoir les effets des réformes successives de l’assurance-chômage. Elles ont des conséquences directes sur les usagers, qui sont moins indemnisés et de moins en moins longtemps. Cela a des conséquences sur leurs conditions de vie concrètes, et nous nous retrouvons confrontés à ces situations de détresse complète », résume Vincent Lalouette, du bureau national du SNU-FSU de France Travail.
Dans la dizaine de témoignages recueillis par Politis, les exemples ne manquent pas. « ’Comment je vais nourrir mes enfants ?’, voilà une phrase que j’entends souvent », confie Gwen*, conseiller emploi en Bretagne. Son collègue picard Stéphane* souligne, mot pour mot, la même chose. Dans son secteur, il y a beaucoup de travail en intérim. Des contrats courts, donc. Ceux, justement, que la réforme du calcul du salaire journalier de référence (SJR) en 2021 est venue heurter de plein fouet.
‘Comment je vais nourrir mes enfants ?’, voilà une phrase que j’entends souvent.
Gwen
« La part des personnes impactées par le changement de la formule de calcul du SJR varie selon les populations. Les allocataires qui s’inscrivent après un dernier contrat en CDD ou en intérim le sont particulièrement (respectivement 64 % et 87 %) », souligne un rapport intermédiaire d’évaluation de cette réforme, sous l’égide de la Dares, l’institut statistique du ministère du Travail.
« Avant, par exemple, ils percevaient une indemnité d’environ 30 euros par jour. Depuis, ils se retrouvent à 16 ou 17 euros. Ce n’est plus du tout la même chose », raconte Stéphane. Pour Gwen, qui travaille dans un bassin d’emploi saisonnier, le constat est le même : « Les personnes qui travaillaient six ou sept mois, à fond, pendant la belle saison, pouvaient avoir ce matelas de sécurité pour l’hiver. Aujourd’hui, leurs indemnités sont amputées très fortement. Et ça fait mal, parce que le coût de la vie, lui, n’a pas baissé. »
« Les personnes ne comprenaient pas »
Mathias*, lui, est conseiller indemnisation. C’est-à-dire qu’il calcule les droits des allocataires. Il se rappelle très bien ce changement radical. « Les usagers ne l’ont pas senti tout de suite. C’est quand ils ont rechargé leurs droits que la différence leur a sauté aux yeux. Et, clairement, cela a induit plus de frictions au téléphone, à l’accueil. Les personnes ne comprenaient pas », se souvient-il.
Il confie aussi que la direction de ce qui était encore Pôle emploi leur avait fourni des éléments de langage pour répondre aux usagers. « On devait leur dire que, certes, le montant de l’indemnité avait baissé, mais que la durée, elle, était allongée », explique-t-il. Des éléments qui tombent à l’eau quelques mois plus tard quand le gouvernement décide de réduire de 25 % la durée d’indemnisation. Cette fois, la direction ne fournit rien ou presque.
Si, sur le fond de la réforme, rien n’est donné aux agents, un module – une sorte de formation – est créé en interne pour expliquer la bonne procédure à appliquer lorsque les agents sont confrontés à des usagers témoignant d’intentions suicidaires. Le phénomène est, de fait, en pleine explosion (+ 50 % en deux ans, voir page suivante). « Nous donner ce module, ce n’est pas innocent, ça montre que la situation est inquiétante », estime Mathias, qui assure n’avoir « jamais vu ça en vingt-cinq ans de boulot ».
Une perte de sens
C’est donc dans ce cadre déjà difficile que Gabriel Attal a annoncé une nouvelle réforme de l’assurance-chômage ainsi qu’un triplement des contrôles de la recherche d’emploi (CRE) d’ici à 2027. Cette dernière demande inquiète particulièrement les agents. Car, depuis quelques années, le suivi et l’accompagnement des privés d’emploi se sont largement individualisés. Chaque conseiller dispose d’un « portefeuille » de chômeurs à accompagner, qui s’étend de quelques centaines à, parfois, plus de mille individus. Le demandeur d’emploi, lui, dispose de ce seul interlocuteur.
Ce fonctionnement, c’est une personnalisation de la menace et une déresponsabilisation du contrôle.
Mathias
Sauf que les contrôles, eux, ne sont pas l’œuvre de ces conseillers, qu’ils soient en charge de l’indemnisation ou de la recherche d’emploi. Ils sont réalisés par des contrôleurs de recherche d’emploi, qui ne sont pas en agence mais dans des plateformes régionalisées. « Le conseiller n’aura pas la main sur d’éventuelles sanctions. La personne sanctionnée pourra donc facilement croire que c’est l’agent qui la suit qui a pris cette décision. Cela pourra créer une forme d’animosité individuelle. Ce fonctionnement, c’est une personnalisation de la menace et une déresponsabilisation du contrôle », note Mathias.
Surtout, ce triplement des contrôles, selon les premières expérimentations réalisées dans huit régions de l’Hexagone, passera logiquement par des examens bien plus succincts des dossiers. « Avant, lorsqu’on notait une potentielle irrégularité, ou une absence de recherche d’emploi, on devait prendre contact avec l’allocataire pour avoir un entretien téléphonique avec lui. Désormais, on pourra envoyer un avertissement directement, sans aucune prise de contact », explique Laurent*, un agent de contrôle qui craint que cela engendre « encore plus de colère et d’agressivité ».
Ce jeune agent d’une trentaine d’années a l’impression, dans ces injonctions à « effectuer des contrôles à la chaîne », de voir son métier perdre tout son sens. « Avant, en prenant du temps sur les dossiers, j’essayais de comprendre : pourquoi ne pas avoir cherché d’emploi ? Et, quand on trouvait, que ce soit pour des raisons de santé, ou sociales, on essayait de réorienter au mieux les personnes », confie Laurent, désabusé, qui conclut : « En diminuant le temps passé sur chaque contrôle, on va fatalement éloigner des gens de l’emploi, en les ostracisant toujours plus. »
Une perte de sens que tous les agents interrogés évoquent. Notamment les conseillers emploi, chargé d’accompagner le retour vers l’emploi. « La pression est mise pour satisfaire au mieux les besoins des employeurs. Il faut y répondre. La question du souhait du demandeur d’emploi, de son orientation professionnelle est de moins en moins posée », témoigne Alexandre*, conseiller dans le Nord, qui explique que ce n’est pas pour être « au service des entreprises » qu’il fait ce métier. « On craint que les agences locales France Travail se transforment en agence d’intérim », abonde Guillaume Bourdic, représentant de la CGT à France Travail.
« Management autoritaire »
Les agences craquent, et les collègues aussi .
G. Bourdic
Tous ces éléments mis bout à bout font craindre aux syndicalistes une nouvelle augmentation du mal-être au travail des agents de l’organisme public. En effet, après le covid, plusieurs indicateurs des risques psychosociaux (mal-être lié à l’activité professionnelle, suicides, dont menaces et tentatives) étaient partis à la hausse. Si ces chiffres baissent légèrement en 2023, ils pourraient, dès 2024, regrimper.
« Dans sa manière de fonctionner, avec une forte individualisation et une mise en concurrence entre régions, France Travail a un management autoritaire. Les agences craquent, et les collègues aussi », souligne Guillaume Bourdic. Une expertise pour risque grave est ainsi en cours en Bretagne. Le syndicaliste conclut : « On remarquait une accumulation de situations individuelles qui se multipliaient sur les sites. On a besoin de cette expertise pour avoir les raisons objectives de ce craquage. »