Cowboy Beyoncé
Avec son nouvel album, Cowboy Carter, l’artiste américaine flirte avec la country et apporte sa pierre aux débats sur les constructions raciales des musiques populaires.
dans l’hebdo N° 1805 Acheter ce numéro
Cowboy Carter / Beyoncé / Parkwood Entertainment / Columbia Records.
En 1989, le film de Spike Lee Do the Right Thing s’ouvre par un ballet effréné : Rosie Perez danse dans les rues de Brooklyn au son du « Fight the Power » de Public Enemy. Hymne contre l’oppression des Noirs, le titre s’en prend violemment à deux stars de l’entertainment américain : Elvis Presley « héros pour beaucoup, mais lambda » pour les rappeurs, et John Wayne, que Flavor Flav prend plaisir à envoyer paître.
Beyoncé, artiste texane, a-t-elle le droit d’être une chanteuse de country ?
Presley, John Wayne, les artistes choisis par Public Enemy sont hautement symboliques : d’un côté un rockeur qui n’a cessé de s’inspirer du blues, de l’autre un cowboy, emblème de cette tradition du western qui longtemps a peiné à accorder une place à des personnages africains-américains. Public Enemy se bat contre le pouvoir, clame sa négritude et l’apport de son peuple à l’histoire américaine « parce que je suis noir et que je suis fier ».
Dépasser et déconstruire
Trente-cinq ans plus tard, lorsque Beyoncé publie son nouveau disque, Cowboy Carter, la musicienne s’inscrit de plein fouet dans les débats qu’évoquait en son temps Public Enemy : quelle est la position des Noirs aux États-Unis et dans l’industrie musicale ? Quand seront-ils enfin reconnus pour leur apport dans toute la musique et dans toute l’histoire du pays ? Pourtant, en élaborant des liens entre son album et la musique country – sur la pochette, elle apparaît en bleu blanc rouge sur un cheval blanc, stetson vissé sur la tête et drapeau américain au vent –, Beyoncé dépasse les logiques de dénonciation de ses aînés pour déconstruire avec autorité les catégories.
Peut-on parler de musique noire ou blanche ? Les Blancs peuvent-ils jouer la musique des Noirs et vice versa ? Beyoncé, artiste texane, a-t-elle le droit d’être une chanteuse de country ? Et, surtout, peut-elle faire de ce genre son terrain de jeu, comme nombre de musiciens blancs qui, des Rolling Stones à Joni Mitchell, ont usé des traditions africaines-américaines pour élaborer leur style.
« Ceci n’est pas un album de country, disait le slogan récemment projeté pour annoncer la sortie de l’album sur le Guggenheim Museum de New York. C’est un album de Beyoncé. » À l’heure où nombre d’artistes ont fait les frais d’accusations d’appropriation culturelle, Beyoncé répond à l’air du temps par un exercice provocateur. Non seulement elle sort un album qui regarde vers un courant a priori associé à une culture sudiste blanche qui ne serait pas la sienne, mais elle le fait en rappelant le rôle fondamental et oublié des Noirs dans l’élaboration de cette musique.
Beyoncé s’affirme encore et toujours comme une vocaliste d’exception, jouant avec les rimes et les rythmes.
Paroles engagées, banjo à l’honneur, un instrument d’abord africain-américain, et collaboration avec d’autres artistes de country africains-américains comme Rhiannon Giddens ou Willie Jones, Cowboy Carter est en ce sens un tour de force qui, au passage, marche sur les plates-bandes d’une des principales concurrentes de la chanteuse sur le marché des musiques actuelles : Taylor Swift.
Instants de grâce
Cowboy Carter est une suite de vingt-sept morceaux qui explorent avec une liberté folle (et un goût parfois trop appuyé pour la répétition) la tradition d’auteur-compositeur américaine. L’album s’ouvre par sa lettre d’intention « Ameriican Requiem », un titre qui lie admirablement guitares et chœurs gospel. Vient ensuite « Blackbiird », une très belle reprise de la chanson de Paul McCartney, inspirée par l’affaire de ces neuf enfants qui s’étaient vu interdire l’accès à une école de l’Arkansas du fait de leur couleur de peau.
Chemin faisant, on découvre « Texas Hold’Em » et son banjo endiablé, « Ya Ya », une bombe regardant autant du côté de Johnny Cash que de Sly Stone et citant les Beach Boys, ou « Riiverdance » avec ses ritournelles vocales et sa rythmique celtique. Toutefois, c’est dans les morceaux les moins arrangés, les plus simples, voix, guitare, piano ou banjo, que l’album connaît ses instants de grâce : « Protector », « My Rose », « Alliigator Tears », « Flamenco » ou « Amen ». La voix de Beyoncé y explose et la chanteuse s’y affirme encore et toujours comme une vocaliste d’exception, jouant avec les rimes et les rythmes.