En Europe, l’ombre de la disparition des gauches

Impasse du logiciel social-démocrate, atonie face à la montée de l’extrême droite, absence de récit mobilisateur : chercheurs et personnalités politiques tentent d’analyser la faiblesse des forces progressistes et écologistes sur notre continent.

Lucas Sarafian  • 3 avril 2024 abonnés
En Europe, l’ombre de la disparition des gauches
© Hal Gatewood / Unsplash

Pour retrouver la gauche en Europe, il faudrait peut-être lancer dès aujourd’hui un avis de recherche. Car, face à la montée de l’extrême droite sur le Vieux Continent, les forces humanistes, progressistes et écologistes sont tombées progressivement. Qu’il semble loin, le temps de l’« Europe rose » des années 1990 et 2000, période où les socialistes étaient majoritaires au sein de l’Union européenne.

« Ça fait froid dans le dos. L’extrême droite et les populistes dominent dans les sondages, ils progressent partout. Comment peut-on accepter une telle situation ? Nous sommes à un tournant politique. Soit c’est le chaos, soit c’est le sursaut », lâche froidement Karima Delli, eurodéputée écologiste depuis 2009, dont le nom ne figure pas sur la liste verte conduite par Marie Toussaint.

Sur le même sujet : Européennes : la longue marche des gauches

Il reste quelques zones de résistance. Les sociaux-­démocrates sont au pouvoir en Allemagne avec Olaf Scholz, en Espagne avec Pedro Sánchez, au Danemark avec la coalition centriste dirigée par Mette Frederiksen – aux positions extrême-droitières sur l’immigration –, en Slovénie avec Robert Golob ou en Roumanie avec Marcel Ciolacu – qui s’est entendu sur le principe d’une rotation à la tête du gouvernement avec le Parti national-libéral.

À chaque fois qu’il y a des élections intermédiaires, on voit que la famille politique de gauche se porte mal.

L. Chaibi

En dix ans, le nombre de pays dirigés par des gouvernements de gauche a été divisé par plus de deux, passant de 13 à 5 pays sur 27. En clair, la dynamique des gauches est pour le moins descendante. Laissant largement la place aux conservateurs, aux nationalistes et aux illibéraux. « À chaque fois qu’il y a des élections intermédiaires, on voit que la famille politique de gauche se porte mal et que l’extrême droite s’installe », témoigne l’eurodéputée La France insoumise Leïla Chaibi, en 5e position sur la liste menée par Manon Aubry.

Vague brune

L’extrême droite est au pouvoir depuis 2022 en Italie avec Giorgia Meloni et son parti postfasciste, Fratelli d’Italia. Viktor Orbán est à la tête de la Hongrie depuis 2010. Aux Pays-Bas, si Geert Wilders, avec son Parti pour la liberté, n’a pas réussi à négocier un accord avec la droite et le centre, il a remporté les législatives de décembre. Le parti des Démocrates de Suède, fondé par des nationalistes et des néonazis, soutient le gouvernement mais n’y participe pas. En Slovaquie, en Lettonie et en Finlande, l’extrême droite participe à des coalitions de gouvernement. Une vague brune.

Les dynamiques sondagières actuelles sont loin d’être positives pour les gauches. Selon une enquête d’Ipsos publiée en mars, l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (140 eurodéputés) pourrait perdre 4 sièges, les Verts (72 eurodéputés) 17, la Gauche (37 eurodéputés) en gagnerait 5. Du côté de l’extrême droite, les Conservateurs et réformistes européens (68 eurodéputés) gagneraient 8 sièges, et Identité et démocratie (59 eurodéputés) 22.

Ce ne serait pas un grand bouleversement au sein du ­Parlement, mais la gauche perdrait encore un peu plus du terrain. « La poussée de l’extrême droite rogne sur l’espace de la gauche car elle touche d’abord les milieux populaires, son électorat historique. La gauche se retrouve donc sur le reculoir », observe Rémi Lefebvre, professeur de science politique à l’université de Lille.

Sur le même sujet : Extrême-droite : et maintenant, la France ?

« Cela fait quarante ans que ça couve en Europe, explique Chloé Ridel, la porte-parole du Parti socialiste (PS) présente à la 10e position de la liste emmenée par Raphaël Glucksmann. L’extrême droite s’est greffée à la demande autoritaire et identitaire et a mené une bataille culturelle très offensive depuis le début des années 2010. Elle a réussi à imposer ses thèmes. En face, la gauche n’a pas proposé de récit. Sur la question européenne, quel est le projet qu’elle veut porter ? À l’extrême droite, le discours est très clair : il faut protéger la civilisation européenne, perçue comme blanche et chrétienne, contre l’immigration musulmane ou la propagande LGBT. Et la gauche manque de leaders charismatiques. On n’a pas d’équivalent à Viktor Orbán. Sauf peut-être Pedro Sánchez ou Paul Magnette, deux socialistes. »

Crise

Certains estiment que la défaite des gauches au pouvoir doit surtout s’expliquer par le rejet des forces au gouvernement. « Ce n’est pas seulement l’échec des gauches, mais l’échec des coalitions aux responsabilités, relativise l’eurodéputé écologiste Mounir Satouri, 4e sur la liste verte. Le covid, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’envolée des prix de l’énergie et des matières premières : l’addition de ces crises économiques et géopolitiques a fragilisé les coalitions aux responsabilités. Car les Européens sont inquiets de cette situation. Les peurs progressent. Donc les membres des gouvernements et les forces au pouvoir sont sanctionnés dans chaque pays. »

La gauche ne gouverne avec une totale liberté quasiment nulle part. Ce qui nourrit là encore le sentiment de rejet des électeurs.

R. Lefebvre

Pour le politiste Rémi Lefebvre, « il y a une crise des partis de gouvernement en Europe. Les paysages politiques se sont fragmentés avec l’émergence de nouvelles formations d’extrême droite ou de gauche radicale. Les sociaux-­démocrates ont été atteints. Les gauches sont affaiblies, et, si elles se maintiennent au pouvoir, c’est souvent dans le cadre d’une coalition. En Espagne, les socialistes s’accordent avec les indépendantistes. En Allemagne, avec les libéraux. La gauche ne gouverne avec une totale liberté quasiment nulle part. Ce qui nourrit là encore le sentiment de rejet des électeurs ».

Contrecoup

D’autres mettent en avant un contexte politique européen défavorable à la gauche. « Le continent européen est traversé par un sentiment d’insécurité depuis le Brexit. La pandémie a fait ressortir les inégalités et nos dépendances économiques. Et la guerre est arrivée. Tout ça a formé le terreau de l’extrême droite et de la droite radicale, qui ont l’avantage de n’avoir aucun bilan. Dans le même temps, la droite s’est effondrée. Face à cela, le logiciel des partis de gauche a connu des difficultés », reconnaît l’eurodéputée socialiste Nora Mebarek, 2e sur la liste d’alliance entre le PS et Place publique. Les gauches seraient-elles restées atones face aux nationalistes ?

L’inéluctable montée en puissance des droites conservatrices, de l’extrême droite et des illibéraux ne se vérifie pas partout.

D. Cormand

Certes, elles n’ont pas totalement perdu pied. Elles donnent à voir quelques signes de vie çà et là. Comme en Pologne. Le parti nationaliste Droit et justice (PiS), au pouvoir pendant huit ans, a été battu en octobre 2023. Une coalition entre partis démocrates, conservateurs modérés et la Gauche unie se sont entendues pour contrer l’extrême droite.

En Espagne, le Premier ministre, Pedro Sánchez, a été reconduit après les législatives de juillet 2023 avant de former un gouvernement avec les socialistes catalans et le parti de la gauche de la gauche Sumar. Au Portugal, le Parti socialiste a perdu des voix, mais il s’est hissé en deuxième position, malgré la forte progression de l’extrême droite de Chega, lors des élections législatives anticipées de mars dernier.

Sur le même sujet : Portugal : le spectre de l’extrême droite

« L’inéluctable montée en puissance des droites conservatrices, de l’extrême droite et des illibéraux ne se vérifie donc pas partout. Ce type de discours fataliste ne se prouve pas forcément, estime l’eurodéputé écologiste David Cormand, qui figure en 2e position sur la liste écolo. Ce qui est vrai, par contre, c’est que la gauche d’inspiration sociale-démocrate a déçu. Elle a donc subi un contrecoup.
Et l’émergence d’une gauche plus radicale et plus populiste n’a pas tenu. En Espagne, Podemos est en échec. En Allemagne, Die Linke a explosé. »

Comment la gauche en est-elle arrivée là ? Pour répondre à la question, l’insoumise Clémentine Autain rembobine plus loin. « La gauche a subi un double échec au XXe siècle : l’échec des expériences soviétiques, qui a pesé sur le PCF, et l’impasse de la social-démocratie, qui, engluée dans le social-libéralisme, n’a pas trouvé le biais pour une juste répartition des richesses dans le cadre de la globalisation, puis est passée à côté du défi environnemental parce qu’elle était obnubilée par le productivisme », croit la députée de Seine-Saint-Denis.

Un autre modèle

La critique est partagée par Stefano Palombarini, maître de conférences à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre du conseil scientifique de l’Institut La ­Boétie, coprésidé par Jean-Luc Mélenchon. « La gauche de la ­’troisième voie’, celle acquise au social-libéralisme, a dominé en Europe dans les années 1990 et 2000, avec Blair au Royaume-Uni, Zapatero en Espagne, Schröder en Allemagne, Renzi en Italie, ou Jospin et Hollande en France. Cette gauche a cru voir une variante progressiste possible au sein du paradigme néolibéral. Elle a cru à ce mythe néolibéral. Le problème, c’est que ça n’a pas marché, raconte-t-il. Les réformes pour une libération du marché du travail ou des finances en contrepartie de moins de protections sociales, ça n’a pas permis d’améliorer les conditions de vie des classes populaires et ouvrières. Cette gauche s’est donc installée dans une impasse. »

Sur le même sujet : « Le lien entre la jeunesse et la gauche n’a plus rien de naturel »

Néanmoins, Rémi Lefebvre est convaincu que la situation sociale dans les sociétés européennes pourrait permettre à la gauche de trouver un second souffle. « L’agenda social, la question du pouvoir d’achat face à l’inflation ou la crise du logement sont des problèmes que connaissent toutes les sociétés européennes. Ce sont des questions identifiées à la gauche, mais celle-ci n’arrive pas à se rendre audible, à incarner un point de vue, expose le chercheur. La droite radicale et l’extrême droite ont instrumentalisé la peur, l’affect dominant en Europe, en parlant d’immigration. Et la gauche, qui renonce à mener des batailles idéologiques, ne paraît pas qualifiée pour apporter des solutions. »

L’Union a accepté les carburants qui font monter l’extrême droite.

M. Satouri

Tout un récit est à réécrire. « Il faut défendre un autre modèle européen : plus d’écologie, plus de protection sociale. Mais ça met du temps pour que ce projet soit transnationalisé », avance Chloé Ridel. « Nous devons être les gardiens du Green Deal tout en défendant la réindustrialisation de l’Europe et un financement plus social de ce pacte. Une voie est possible. Mais il faut aussi investir des sujets nouveaux », lance Karima Delli, qui plaide notamment pour un ISF européen.

« La question sociale à l’échelle européenne est oubliée, annonce Mounir Satouri. Le pacte sur la migration et l’asile prouve que l’Union européenne ne répond pas aux vrais problèmes. Comment organise-t-on l’accueil des migrants ? Comment soutient-on ces populations ? Comment prend-on en compte la dette climatique qu’on a vis-à-vis de ces pays d’émigration ? Se barricader ne sert à rien. L’Union a accepté les carburants qui font monter l’extrême droite. Alors que l’UE est avant tout une union de valeurs qu’il nous faut aujourd’hui défendre. » Il ne reste plus que deux mois à la gauche pour trouver le bon filon.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous