Fragments de mémoire

Une fille sans histoire de Tassadit Imache est réédité, trente cinq ans après sa sortie. L’autrice y évoque par touches délicates la mémoire irrésolue de la guerre d’Algérie et nous invite à sortir de la réserve où nous confine un pouvoir colonial qui renoue avec ses démons.

Nacira Guénif  • 24 avril 2024
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Fragments de mémoire
© Laura Rivera / Unsplash

Ces jours-ci, un livre écrit voici trente-cinq ans et qui n’a pas pris une ride est réédité. Son titre traverse le temps pour nous parler : Une fille sans histoire. Dans ce premier roman, Tassadit Imache faisait résonner une langue dont la singularité et la subtilité se sont fortifiées jusqu’au dernier paru l’an dernier, Le Voyage empêché. Entêtée, de livre en livre, elle remet au travail une écriture entrelacée de ces fragments de mémoire qui nourrissent nos vies. En cela, elle voit juste et elle dit vrai. Personne ne peut s’exonérer des persistances mémorielles qui s’invitent à la table des repas de famille et aux commémorations surdimensionnées et pléthoriques.

Ces fragments de mémoire hantent un destin national soumis aux soubresauts de réflexes coloniaux imposés aux banlieues démunies et aux confins ultramarins. D’opérations de basse police qui ne règlent rien et aggravent tout à Mayotte en couvre-feu à Pointe-à-Pitre, histoire d’avoir les enfants à l’œil, jusqu’à la confiscation du droit à l’autodétermination des Kanaks, le feuilleton colonial de la France ne cesse de rebondir. Et l’Hexagone n’est pas en reste. La jeunesse des périphéries n’a pas la cote, d’autant plus qu’elle s’avise d’exprimer sa solidarité avec ses semblables qui meurent sous les bombes d’un colonisateur crânement soutenu et grassement financé par les puissances occidentales.

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Alors que ce qui se joue aux antipodes passe sous les radars d’une myopie coloniale, la répression fascisante redouble d’intensité et tient en joue les franges les plus exposées de sa population. Privés d’insouciance, les enfants racisés des quartiers disqualifiés ne sont pas éligibles sans condition aux droits fondamentaux acquis dans les beaux quartiers. En cela, ils se reconnaissent dans les enfants palestiniens qui meurent par milliers de se voir dénier leur humanité. Une affinité qu’un préfet désorienté a tôt fait d’assimiler à de l’antisémitisme. La marche en solidarité avec tous les enfants menacés par le racisme et ses ressorts coloniaux, qu’il a tenté d’interdire, a bien eu lieu.

Des procureurs réduisent au silence les voix courageuses s’élevant contre les complicités et les aveuglements dont nous serons comptables demain.

Tassadit Imache évoque par touches délicates la mémoire irrésolue de la guerre d’Algérie, car elle sait qu’elle continue de murmurer aux esprits tourmentés, d’irriter des blessures béantes et d’en engendrer de nouvelles. Sans s’y complaire, elle nous invite à sortir de la réserve où nous confine un pouvoir qui, à force d’être aveugle à ses propres turpitudes, renoue avec ses démons somnolents. L’agitation mémorielle n’est qu’un spectacle vain, une intermittence qui vire à l’imposture, une préemption privée de débouché d’utilité publique si elle ne s’arme pas de courage politique et de respect pour la commune humanité qui nous anime, partout.

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En se payant de mots sonnant creux, ses promoteurs veulent distraire du fascisme qui couve et piétine les libertés pour lesquelles se sont battus, et sont morts, les « terroristes » d’hier devenus aujourd’hui les « héros de la patrie reconnaissante ». Enferrés dans leurs travers, des procureurs réduisent au silence les voix courageuses s’élevant contre les complicités et les aveuglements dont nous serons comptables demain. Aux côtés de toutes les Antigone, des Kanakes, des Palestiniennes, des Iraniennes et de tant d’autres, comme de Nadera Shalhoub-Kevorkian, de Judith Butler et de Rima Hassan, je me tiens, avec tant d’autres.

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