Quand l’Europe découvre ses faiblesses
Les pays de l’Ouest européen avaient fini par se convaincre que le temps des guerres était révolu. Et ont cru à tort à la théorie de « la fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. L’Europe peut-elle se reprendre ?
dans l’hebdo N° 1807 Acheter ce numéro
Les voies de la politique américaine sont décidément impénétrables. Il aura fallu six mois pour que les Républicains de la Chambre des représentants débloquent l’enveloppe de 60 milliards promise à l’Ukraine. Et voilà que le 20 avril, sans que rien apparemment ne justifie cette volte-face, le président de la Chambre et ci-devant chef du groupe républicain, Mike Johnson, vote la somme que le président ukrainien désespérait de voir un jour. Ce Mike Johnson a dit ne pas vouloir être « du mauvais côté de l’histoire ». C’est une bonne idée. Il est tout de même allé voir Donald Trump pour obtenir l’imprimatur. Là encore, on ne sait pas ce qui a amené l’ex-président, tourmenté peut-être par le procès que lui intente l’ex-star du porno Stormy Daniels, à changer d’avis.
Le plus probable est la peur de devoir faire face à la situation qui résulterait d’une victoire de Poutine. Or, au cours des dernières semaines, de nombreux experts prédisaient une défaite de Kyiv avant la fin de l’année. Quelque chose comme un vent de guerre froide a dû souffler sur la nuque du milliardaire. Une partie significative des Républicains réunis autour du slogan « Make America great again » (Maga), plutôt isolationnistes que gendarmes du monde, ont-ils pris peur ? Ont-ils compris que l’histoire n’était pas finie, et que les ambitions impérialistes de Poutine pourraient ne pas s’arrêter à l’Ukraine ?
La Pologne en tout cas se dit prête à accueillir des armes nucléaires, et la contagion gagne tous les pays qui ont une frontière ou une proximité avec la Russie. Les avancées des troupes russes dans l’est de l’Ukraine témoignent d’un rapport de force qui a basculé. S’ajoute à cela la quasi-certitude que les sanctions économiques ne feront pas plier Poutine à court ou moyen terme, et cela suffit pour faire prendre conscience des urgences. Il n’est pas certain que l’aide finalement débloquée serve à autre chose qu’à défendre un pays assiégé.
Quant à l’Europe, elle découvre sa désorganisation et ses faiblesses. Les pays de l’Ouest européen avaient fini par se convaincre que le temps des guerres était révolu. On repense à ce livre que nous avons tant critiqué : La Fin de l’histoire et le dernier homme, paru en 1992. Il avait deux inconvénients : sa prophétie était ridicule de candeur, et elle était, de surcroît, l’œuvre d’un fonctionnaire du Pentagone, Francis Fukuyama. Elle collait grossièrement au désir obsessionnel de la droite néoconservatrice américaine. Fukuyama confondait la chute du Mur avec le triomphe définitif du capitalisme libéral.
Fukuyama n’avait pas anticipé que le « communisme réel » allait, dans sa dégénérescence, être aussitôt relayé par des nationalismes revanchards.
Le problème, c’est que, nous Européens, cette théorie, nous l’avons crue, inconsciemment. Nous n’avons évidemment pas adhéré à la thèse de Fukuyama, et nous y adhérons aujourd’hui moins que jamais. Mais l’idée que notre région, l’Europe, entrait sans retour dans une nouvelle ère dont les principaux problèmes seraient désormais la question sociale et l’environnement nous a, malgré nous, imprégnés. Fukuyama n’avait pas anticipé que le « communisme réel » – comme on disait – allait, dans sa dégénérescence, être aussitôt relayé par des nationalismes revanchards. De là où il était, il ne pouvait imaginer que l’hégémonisme états-unien, qui avait mis brutalement la main sur la Russie, allait produire des résistances morbides et meurtrières. L’encre du livre n’était pas sèche que le retour du nationalisme le plus criminel faisait rage en Yougoslavie. Et ce n’était pas un soubresaut de l’histoire, mais les prémices d’une nouvelle époque.
Ce que personne n’avait imaginé non plus, c’est la nouvelle fracture planétaire, lourde d’autres conflits. À cela, l’Europe n’était pas préparée. Le continent qui avait vocation à être le cœur d’un nouveau monde pacifié, écologique et social, et qui s’était désarmé, a vieilli avant d’être adulte. En partie de sa faute. Ses dirigeants n’ont pas su renoncer à leur credo libéral, à « la concurrence libre et non faussée ». Ils n’ont pas su intégrer les peuples d’Europe de l’Est. Ils ont inquiété nos régions au point de faire le lit des droites extrêmes. Et voilà que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, nous promet des guerres « pas imminentes », mais « possibles ». L’écologie passe à la trappe, et les vendeurs d’armes qui n’avaient jamais « désarmé », eux, sont à la fête. L’Europe peut-elle se reprendre, gagner enfin son indépendance par rapport à l’Amérique, donner vie à ses principes ? C’est l’un des enjeux des prochaines élections.
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