Le fond de l’Arve effraie
Avec son chauffage au bois, son trafic routier et ses industries, la vallée de l’Arve est en proie depuis des années à une pollution de l’air importante. Si des améliorations sont cependant notables, des inquiétudes demeurent sur des polluants non mesurés par les organismes officiels.
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À bord du wagon qui sillonne les berges de l’Arve, en Haute-Savoie, on découvre le paysage qui défile, révélant l’immensité des montagnes qui surplombent l’étroite vallée. Les derniers rayons de soleil sont réfléchis par les nombreux véhicules qui tapissent l’asphalte de l’autoroute. Laquelle est bordée par un nombre impressionnant d’usines et d’entreprises, témoignant d’un tissu économique florissant. Ce bassin industriel abrite les deux tiers du décolletage (usinage de pièces métalliques par retrait de matière) français, avec 450 sociétés et 12 000 emplois.
Le train progresse dans cette topographie en cuve qui impose à la vallée de l’Arve un défi environnemental : un phénomène d’inversion de température qui piège l’air froid dans les basses altitudes, emprisonnant des particules fines et des polluants émis par les activités industrielles, routières et domestiques, et exacerbant les problèmes de qualité de l’air.
Au pied du mont Blanc, notre wagon arrive enfin à Passy, épicentre symbolique de la pollution atmosphérique qui sévit dans la région. Depuis de nombreuses années, la commune dépasse régulièrement les seuils autorisés. Trois principales sources sont identifiées comme responsables : selon les chiffres de l’indice Atmo, publié par la Fédération des associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (Aasqa), le chauffage individuel au bois serait responsable de 61 % des émissions de particules fines PM10. Le transport (17 %) et les industries (15 %) complètent le podium.
Des effets sanitaires sévères
Ce fléau, Mallory Guyon le connaît bien. Installée dans la vallée depuis vingt ans, la médecin généraliste est engagée contre la pollution de l’air et alerte sur ses conséquences pour la santé. « Les trois quarts des pathologies qui surviennent dans le cadre de la pollution de l’air sont des maladies cardiovasculaires : infarctus, poussée hypertensive, troubles du rythme, problèmes vasculaires et artériopathies. L’autre quart concerne les maladies respiratoires : pneumopathie, différents types de bronchite et asthme », énumère-t-elle.
Les trois quarts des pathologies qui surviennent dans le cadre de la pollution de l’air sont des maladies cardiovasculaires.
M. Guyon
La professionnelle de santé explique être souvent confrontée aux pathologies ORL (sinusite, trachéite, etc.), mais aussi à des maladies neurodégénératives (Parkinson, Alzheimer, etc.) ou encore à des troubles de la grossesse : « Certes, ces troubles sont multifactoriels. Mais la pollution de l’air contribue à leur développement. Aujourd’hui, le monde scientifique se pose même la question de l’impact de cette pollution sur des troubles endocriniens tels que le diabète », s’alarme-t-elle.
Des conséquences graves, face auxquelles les autorités sont longtemps restées muettes. L’absence de réaction des politiques et le manque d’informations ont décidé Muriel Auprince, une habitante de la vallée, à faire appel au laboratoire indépendant Analytika. Ensemble, ils placent plusieurs capteurs près des sites industriels installés en fond de vallée (l’usine SGL Carbon et l’incinérateur de déchets) et de l’autoroute. Les mesures, réalisées par chromatographie, révèlent la présence de nombreux polluants jusqu’alors jamais répertoriés sur la zone.
« Contrairement à Atmo, qui mesure les taux de 4 ou 5 polluants connus, nous n’avons pas cherché quelque chose de précis. Dans l’air, les résultats montrent la présence de 78 molécules chimiques, parmi lesquelles des cancérigènes, des perturbateurs endocriniens et des dioxines », indique Muriel Auprince. Dans les poussières, les résultats des mesures indépendantes révèlent des traces significatives de métaux lourds : « On a trouvé des taux importants d’aluminium et de fer. Il y a certes un héritage industriel, mais les poussières mesurées sont aéroportées, on n’a pas gratté le sol pour trouver des métaux lourds », s’inquiète-t-elle.
Les résultats montrent la présence de 78 molécules chimiques. On a trouvé des taux importants d’aluminium et de fer.
M. Auprince
Dans la vallée, les résultats font l’effet d’une bombe. En compagnie de quatre autres femmes, dont Mallory Guyon, Muriel décide de se saisir de cette étude pour lancer le collectif Coll’air pur. Il devient un acteur incontournable de la lutte contre la pollution de l’air, et entame un bras de fer avec la préfecture de Haute-Savoie. En 2018, le collectif avait appelé les habitants de la vallée à porter plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui ». En un mois, 540 plaintes avaient été enregistrées.
En 2019, l’État lance le deuxième volet du plan de protection de l’atmosphère (PPA2), visant à lutter contre la pollution atmosphérique dans la vallée de l’Arve. Ces mesures, couplées à une météo plus clémente, aboutissent à une amélioration globale de la qualité de l’air, selon les données d’Atmo. Elles confirment une diminution des concentrations en particules fines PM10 et PM2,5, avec « une baisse de 132 tonnes en dix ans ».
Mais ces résultats, bien qu’encourageants, doivent être grandement nuancés, selon Mallory Guyon : « Les relevés d’Atmo ne concernent que les PM10 et PM2,5, mais ils ne mesurent pas les particules ultrafines, précise-t-elle. Lors de la combustion d’une matière, les particules ne sont pas filtrées. Elles sont cassées et des molécules plus petites restent en suspension. »
Des impacts industriels mésestimés
Ces particules ultrafines, qui échappent à la réglementation européenne, représentent un enjeu de santé publique essentiel, selon la médecin. « Plus les particules sont fines, plus elles pénètrent profondément dans l’organisme. Les polluants peuvent atteindre les artérioles et passer dans le sang, entraînant des inflammations en tout genre : cœur, cerveau, organes reproductifs », alerte Mallory Guyon. Dans les analyses indépendantes qu’il a menées, Coll’air pur a mis en lumière la présence de métaux lourds et de benzo(a)pyrène, un cancérigène notoire, dans l’air de la vallée.
Plus les particules sont fines, plus elles pénètrent profondément dans l’organisme.
M. Guyon
Malgré ces constatations alarmantes, plusieurs élus locaux comme le député Xavier Roseren ou le maire de Passy, Raphaël Castéra, tempèrent ces résultats. Ils invoquent des lacunes dans le protocole scientifique et la méthodologie des mesures de Coll’air pur.
Pourtant, la présence de polluants dans les résultats d’Analytika semble indiquer un impact mésestimé des industries, en particulier de l’usine SGL Carbon et de l’incinérateur. Jusqu’en 2017, l’usine SGL Carbon a été accusée de déverser dans l’Arve ses eaux polluées contenant des métaux lourds. De même, l’incinérateur reste au cœur des débats concernant la pertinence de sa présence en fond de vallée, où l’air est difficilement renouvelé. « J’ai demandé que l’incinérateur soit fermé, mais les gestionnaires refusent. Son emplacement est une aberration », explique de son côté Jean-Marc Peillex, président de la communauté de communes du Mont-Blanc.
Bientôt un institut écocitoyen
Si les industries et le trafic routier posent question, associations et élus s’accordent pour admettre que les polluants proviennent majoritairement du chauffage au bois individuel. La mesure phare du PPA2 mené par l’État, le fonds air bois, consistait à apporter une aide financière aux particuliers pour remplacer leurs anciens foyers polluants par de nouveaux appareils labellisés. Mais, pour Jean-Marc Peillex, « on a créé de la pollution, car des gens qui n’utilisaient pas leur cheminée se sont mis au chauffage au bois avec ce fonds », glisse l’élu, qui regrette que ce dispositif n’ait pas servi à financer l’électrique, le gaz ou le renouvelable.
Selon l’agence régionale gouvernementale américaine Puget Sound Clean Air Agency, les poêles à bois les plus efficaces demeurent 450 fois plus polluants qu’un système de chauffage au gaz ou électrique. Dans un rapport, l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) affirmait que « les appareils récents labellisés Flamme verte 7 émettent jusqu’à 10 fois plus de particules totales (450 mg/m3) que ce qu’annoncent les fabricants ».
Malgré ces données, les projets de chauffage au bois continuent de se multiplier dans la vallée. Une chaufferie collective est sur le point de voir le jour à Passy, à côté d’un collège. Son emplacement fait polémique parmi les associations, qui craignent une pollution aux particules ultrafines. « On ne peut pas aller en amont de la réglementation », se justifie Raphaël Castéra, qui assure que la chaufferie respectera les normes européennes.
Ces questions pourront bientôt être discutées au sein d’un institut écocitoyen, qui s’inspire du modèle de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône). Constitué de huit collèges (notamment scientifique, citoyen, politique, etc.), l’Institut écocitoyen du pays du Mont-Blanc affiche un objectif clair : créer du lien entre les acteurs locaux en accordant une place primordiale aux scientifiques et à leurs recommandations. L’institut, qui a l’ambition de devenir un laboratoire unique en matière de défense contre la pollution de l’air, espère voir son modèle s’exporter dans d’autres territoires.