« Le sport est un outil de changement social »
Emmanuelle Bonnet Oulaldj, membre du Comité national olympique et de l’Agence nationale du sport, et Guillaume Dietsch, enseignant en Staps, s’interrogent sur les conditions d’une approche progressiste et émancipatrice de la pratique sportive.
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« Par le sport, j’ai appris à ne rien lâcher » Personnes trans dans le sport : quelle inclusion ? Sport français, le long marathon contre l’omerta Les athlètes lèvent-ils toujours le poing ?Le sport est devenu un sujet de société incontournable en 2024. Impossible et impensable de faire l’impasse. La gauche, qui fut longtemps partagée devant la popularité de ce loisir, notamment sa dimension de haut niveau et de spectacle, dispose désormais de nombreux outils pour en façonner une perspective progressiste et émancipatrice. Seul problème, les forces politiques qui la composent seront-elles à l’écoute des militant·es et du mouvement associatif du sport populaire ?
Nous avons posé la question à Emmanuelle Bonnet Oulaldj, ancienne coprésidente de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) – qui fête ses 90 ans cette année – et membre du conseil d’administration du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) et de l’Agence nationale du sport (ANS), ainsi qu’à Guillaume Dietsch, enseignant en sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps) à l’université Paris-Est Créteil, auteur de l’essai Les Jeunes et le sport. Penser la société de demain (éditions De Boeck Supérieur).
Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) approchent, ils ont soulevé de nombreuses interrogations, voire des mobilisations. Est-il possible d’être favorable à ce type d’événement sportif quand on défend une acception progressiste et émancipatrice du sport ?
Guillaume Dietsch : Compte tenu des urgences sociales et climatiques, il est légitime de poser la question de la pertinence d’organiser de tels événements planétaires. Leur impact environnemental fait de plus en plus débat dans l’opinion publique. Enfin, la promesse de Jeux « populaires » et plus « responsables » ne doit pas dissimuler le contexte socio-économique du pays : augmentation de la précarité et des inégalités sociales, coupes budgétaires importantes à l’environnement, à l’éducation, à la recherche, au sport, etc.
Emmanuelle Bonnet Oulaldj : On ne va pas se le cacher, il y a eu au sein de la FSGT, et il y a encore, des débats concernant les JOP de 2024. Le comité FSGT de Seine-Saint-Denis s’est positionné immédiatement en faveur de l’accueil des JOP, notamment pour participer à la construction d’un héritage pour la Seine-Saint-Denis, sa population et ses clubs sportifs, en particulier sur le plan des équipements. D’ores et déjà, des débats ont lieu concernant la candidature de la France aux JOP d’hiver de 2030. Nos militant·es de la montagne sont plutôt contre, avec pour certains une implication dans des collectifs No JO, et les militant·es du ski ou encore du comité des Alpes-Maritimes entendent participer au processus de construction pour étudier dans quelle mesure ces jeux contribueraient à penser l’avenir des sports de montagne.
Être progressiste, c’est aussi ne pas renoncer à la fête sportive populaire.
E.B.O.
Faut-il renoncer aux Jeux olympiques et paralympiques ? Ma conviction est qu’il faut porter un regard critique et mener certaines luttes, par exemple sur la dimension sécuritaire de ces JOP 2024, mais, être progressiste, c’est aussi ne pas renoncer à la fête sportive populaire, à la culture de paix, au bien commun de la haute performance et, surtout, à un héritage en matière d’équipements sportifs de qualité, durables, de politiques publiques sportives qui font du sport un droit pour toutes et tous.
G. D. : Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au boycott des JOP. Ils sont aussi vecteurs de changements et permettent de comprendre l’ampleur des défis qui s’offrent à nous pour lutter contre la crise climatique, par exemple. Les compétitions sportives internationales peuvent être un levier pour rassembler les jeunesses autour d’un objectif commun : la sensibilisation aux enjeux environnementaux et humanitaires.
L’héritage des JOP sera-t-il à la hauteur de la « grande cause » et de la « nation sportive » promises par Emmanuel Macron ?
E. B. O. : Non. Les politiques publiques du sport ne sont pas épargnées par le plan d’austérité annoncé par Bercy. Le sport ne représente toujours que 0,2 % du budget de l’État. La ligne budgétaire pourrait disparaître, d’autant plus que le budget des sports est amputé de 50 millions d’euros et celui de la jeunesse de 150 millions d’euros. Est-ce à la hauteur de l’ambition d’une nation sportive ?
G. D. : « Faire nation par le sport » est un slogan politiquement creux. Cette idée renvoie à l’objectif d’unité, de vivre en commun, de cultures sportives partagées. Mais le discours se heurte aux difficultés de mise en œuvre d’une politique nationale de promotion de l’activité physique et sportive sur l’ensemble du territoire, avec un objectif d’égalité d’accès. La campagne de communication « Bouger 30 minutes par jour » touche très peu les personnes les plus éloignées de la prévention des problèmes de santé par l’activité physique.
L’enseignement de l’EPS doit pouvoir être garant de la promesse républicaine d’égalité des chances.
G.D.
E. B. O. : Nos clubs, souvent implantés dans les quartiers populaires, nous disent observer une augmentation des inégalités motrices des enfants, avec un système de sélection qui se renforce au détriment des familles les plus pauvres, qui ont moins accès aux vacances et aux loisirs sportifs. Le professeur François Carré a dressé le constat : le covid a été une bombe à retardement pour la santé des enfants. En vingt ans, ils ont perdu 25 % de leurs capacités cardiovasculaires. La sédentarité et les écrans font des ravages. La réponse doit être républicaine. Un héritage ambitieux serait d’augmenter sensiblement le nombre d’heures d’EPS dès l’école primaire, à condition d’arrêter de fermer des écoles et des classes.
G. D. : Difficile enfin de ne pas s’alarmer, par exemple, de la situation des établissements scolaires de Seine-Saint-Denis et plus largement de l’état des services publics laissés à l’abandon par l’État et certaines collectivités. L’enseignement de l’EPS doit pouvoir être garant de la promesse républicaine d’égalité des chances. Rappelons que de nombreux enfants n’ont pas d’autre expérience sportive. Pour permettre une EPS de qualité, il est urgent d’envisager une politique globale permettant un accès à des installations rénovées et de proximité, un renforcement de l’EPS obligatoire avec des moyens humains et financiers (particulièrement dans le premier degré pour les professeurs des écoles, ou encore au lycée, au moment où les jeunes décrochent fortement de la pratique sportive), une meilleure considération de la place des apprentissages corporels et de l’EPS à l’école, en reconnaissant son rôle clé pour l’épanouissement et l’émancipation des élèves.
Plus largement, le sport est traversé par de fortes tensions (commercialisation à outrance avec le succès des salles de sport, racisme, etc.) qui révèlent paradoxalement son importance dans notre société : quels peuvent être une définition et les axes d’un sport « de gauche » ?
G. D. : Un sport « de gauche » pose la question suivante : quel projet de société et quel modèle sportif souhaitons-nous pour notre jeunesse ? Un sport « de gauche » propose une analyse critique des logiques marchandes et économiques pouvant être source d’aliénation pour les individus.
E. B. O. : Un sport « de gauche », c’est un sport qui valorise l’engagement des jeunes, qui laisse libre cours à leur créativité pour créer des espaces d’entraide et de solidarité, à l’image des clubs de montagne-escalade de la FSGT qui vont à la rencontre des migrants dans le Briançonnais. C’est un sport synonyme de démocratisation, d’accès au plus grand nombre, c’est un sport pas cher et de qualité. Comment accepter qu’une adhésion à un club pour un enfant puisse coûter 450 euros ? C’est évidemment un sport mixte, émancipateur, laïque aussi. C’est un sport où on lutte contre le patriarcat, qui reste dominant parce que les modalités d’organisation de la vie démocratique centralisent le pouvoir dans un entre-soi.
Un sport « de gauche », c’est croire qu’un service public du sport est possible.
E.B.O.
G. D. : L’émancipation de la jeunesse par le sport passe nécessairement par l’éducation. Pour penser une société plus solidaire et ainsi transmettre des valeurs liées au vivre-ensemble, les associations sportives d’éducation populaire doivent être soutenues et ainsi (re)devenir le lieu d’éducation privilégié pour la jeunesse. Pour la gauche, l’émancipation en sport consiste à rendre progressivement l’individu autonome dans sa pratique, capable de conserver son libre arbitre et ne pas être assujetti à des normes corporelles dominantes. Cette ambition renvoie au concept de « littératie physique », considérée comme la fondation d’une vie physique active, saine, durable et solidaire. Pour rendre ce projet réalisable, l’EPS à l’école doit en être le pilier, de la maternelle à l’université.
E. B. O. : En résumé, un sport « de gauche », c’est croire qu’un service public du sport est possible. Maradona disait : « Quand tout sera privé, on sera privé de tout. »
Le gouvernement ne semble avoir comme seul mot d’ordre que « bouger ». Une orientation que dénonce par exemple le Syndicat national de l’éducation physique (Snep). N’avoir du sport qu’une vision utilitariste pour la santé n’est-il pas un grave recul ?
E. B. O. : La FSGT était présente place de la République, à Paris, le 15 mars pour soutenir les profs d’EPS et les 4 heures d’EPS minimum à l’école. « Bouger », certes, est une belle injonction marketing, mais en effet quelle réduction et simplification culturelle ! Quand on ne fait que bouger, on n’apprend rien.
Les pratiques hygiénistes sont peu favorables à un engagement durable dans une vie physique active.
G.D.
G. D. : L’histoire semble se répéter pour l’EPS. Les discours politiques actuels se fondent de nouveau sur l’objectif sanitaire. Les chiffres alarmants relatifs à la sédentarité justifient la nécessité de « faire bouger ». Pourtant, les études ont montré que les pratiques hygiénistes sont peu favorables à un engagement durable dans une vie physique active. Les enfants devraient bouger pour être en meilleure santé et mieux apprendre. La mise en mouvement des corps est ainsi envisagée comme une propédeutique aux disciplines dites « intellectuelles ». Il s’agit de « bouger à l’école » pour favoriser la concentration et les apprentissages. Cette dichotomie témoigne d’une vision conservatrice de l’école, d’une forme de hiérarchisation entre la culture intellectuelle et la culture corporelle.
E. B. O. : On apprend quand on accède à des contenus culturels et pédagogiques qui créent des situations de jeu sportif. On apprend quand les contenus et les formes d’organisation permettent d’entrer dans l’activité, d’y rester, d’y prendre du plaisir et de progresser. C’est tout l’héritage des stages Maurice-Baquet de la FSGT dans les années 1960 : faire de l’espace sportif un lieu où l’enfant, ou l’adulte, invente lui-même les solutions de jeu. Permettre à tous les enfants de partir en classe découverte avec l’école pour pratiquer le ski ou le kayak, c’est une source d’épanouissement et d’émancipation extraordinaire ! C’est prioritaire également pour l’accès des filles au sport.
Le sport se retrouve souvent au premier plan concernant nombre de thématiques qui agitent le camp progressiste : féminisme, droits LGBTQIA+, migrants, sexisme, etc. Le sport peut-il constituer un front pour résister à la montée des populismes et de l’extrême droite ?
E. B. O. : Oui ! Si on regarde la loi immigration, quel plus bel exemple que le sport pour montrer la contribution des immigrés à la société française ? Sans droit du sol, pas de Zinédine Zidane. Pour le féminisme aussi, parce que le sport engage le corps, il permet aux femmes de s’approprier leur corps, trop souvent limité au rôle sexuel et de « réarmement démographique » ! On est dans un contexte d’intersectionnalité. Quand on lutte pour les droits des femmes, on lutte également contre le racisme, pour les droits LGBT et pour les classes populaires.
Sans droit du sol, pas de Zinédine Zidane.
E.B.O.
G. D. : Certaines associations sportives – comme le club de football de Lyon-La Duchère – prennent conscience de leur responsabilité sociale et ce, en parallèle du modèle sportif compétitif traditionnel. Dans le champ sociosportif, le sport est envisagé comme un moyen de prendre en compte les défis sociétaux de demain – développement durable, égalité entre les sexes, ou encore intégration des réfugiés. Pour favoriser le changement social, le sport devient un outil et non simplement une finalité. Face au sentiment de délitement du lien social et aux interrogations à l’égard du modèle d’intégration de la société, les clubs sportifs sont aujourd’hui convoqués pour renforcer les rapports sociaux et la solidarité entre les individus.
E. B. O. : La FSGT milite pour l’abrogation du contrat d’engagement républicain qui instaure d’emblée une situation de défiance de l’État envers les associations. Si ces dernières refusent de signer ce contrat dont le contenu est défini par l’État, elles perdent leur agrément et leurs subventions. Un outil dangereux, d’ores et déjà repris par certains conseils régionaux, qui pourrait affaiblir les associations les plus militantes, comme le Planning familial a déjà pu en témoigner.
Les sportifs et les sportives se positionnent parfois sur l’actualité, par exemple sur les violences policières, mais rarement sur la politique sportive ou sur le service public du sport, est-ce dommage ou logique ?
E. B. O. : Je pense que beaucoup de sportives et de sportifs militent pour un service public, mais ils ne sont pas forcément visibles. C’est le cas par exemple des athlètes qui lancent des cagnottes pour dénoncer le manque de moyens publics dans leur soutien à la préparation olympique. On retrouvera d’ailleurs ces actions dans les activités sportives les plus populaires.
G. D. : À l’image de Florent Manaudou, Teddy Riner ou encore Evan Fournier, les sportifs s’engagent de plus en plus et osent prendre la parole sur des sujets touchant à la politique sportive de la France. On aimerait qu’ils défendent davantage le modèle français : l’EPS et le sport scolaire. Florent Manaudou l’a fait récemment, en évoquant la reconnaissance insuffisante de l’EPS au sein du système scolaire. La plupart de ces très grands sportifs ont bénéficié d’établissements publics comme l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep) et/ou ont été licenciés à l’Union nationale du sport scolaire (UNSS). On pourrait donc attendre d’eux une demande de soutien renforcé des pouvoirs publics et de moyens à la hauteur de l’ambition politique.
À travers l’économie sociale et solidaire, le sport est en droit de revendiquer sa contribution à l’intérêt général.
G.D.
E. B. O. : On n’arrête pas de marteler que le sport n’est pas politique. Souvenons-nous des mots d’Emmanuel Macron concernant la Coupe du monde de football au Qatar. Et pourtant le sport est politique, non seulement parce qu’il a toujours été instrumentalisé par les politiques, mais également parce que les orientations relatives au sport en disent long de la vision que l’on a de la société. Moins il y aura de service public et d’associations sportives animées par des bénévoles, plus l’accès au sport sera élitiste et plus les inégalités d’accès à un sport de qualité augmenteront. Il n’y a pas de miracles. Il faut également rappeler que l’évolution des politiques publiques, la multiplication des appels à projets au détriment des subventions de fonctionnement ont eu tendance à affaiblir la dimension politique des associations.
Quelles sont aujourd’hui les forces dans le sport (associations, fédérations personnalités) qui incarnent une alternative au modèle dominant ?
E. B. O. : J’en vois plusieurs. D’abord, les jeunes ! Je suis impressionnée par l’engagement de l’Anestaps, première organisation des étudiant·es en Staps, qui réalise un vrai plaidoyer politique en faveur du service public du sport. Tous les axes travaillés par cette association (handicap, égalité de genre, écologie, etc.) sont abordés d’un point de vue politique, de changement de système et de lutte contre les inégalités. On est loin du saupoudrage et des paillettes. C’est très important car ils et elles sont les acteurs de la société et du sport de demain.
G. D. : Dans un monde dématérialisé où s’accélère le passage d’une sociabilité traditionnelle à une sociabilité numérique, les clubs et les associations sportives de proximité ont un rôle à jouer. Au niveau local, les asso sont toujours perçues comme l’un des piliers du lien social, surtout pour les 18-24 ans. L’engagement de nombreux éducateurs et bénévoles permet l’apprentissage du vivre-ensemble, une valeur plus que jamais utile à la société. En outre, à travers l’économie sociale et solidaire, le sport est en droit de revendiquer sa contribution à l’intérêt général.
E. B. O. : Les fédérations affinitaires ou multisports sont une alternative au modèle dominant, et elles y travaillent depuis longtemps. Parce que leur objectif n’est pas celui des médailles d’or, ou parce qu’elles sont moins contraintes par un modèle économique comme celui qui finance le sport de haute performance, elles sont plus attentives aux besoins profonds de la population. Elles sont également plus soucieuses de répondre à l’enjeu social en mettant la vie associative au cœur de leur projet. Surtout, il y a les associations, les clubs, les bénévoles, qui agissent au quotidien pour faire pratiquer des activités physiques et sportives. À l’heure de l’anthropocène, de la montée de l’extrême droite, de l’avènement du libéralisme, les associations font partie de la solution. Elles sont un des derniers espaces où la solidarité continuera de vivre et de se renouveler.