« Il y aurait beaucoup à faire pour que les JO soient plus adaptés à notre époque »

Depuis 2019, Frédéric Ferrer se livre à un marathon théâtral afin d’être en phase avec son sujet, les Jeux olympiques. En quinze épisodes consacrés à autant d’épreuves, son Olympicorama révèle avec érudition et humour les enjeux plus ou moins cachés de l’événement sportif.

Anaïs Heluin  • 26 avril 2024 abonné·es
« Il y aurait beaucoup à faire pour que les JO soient plus adaptés à notre époque »
La séance d’Olympicorama consacrée au saut en hauteur.
© Heloise Philippe

Géographe de formation, vous traitez de l’écologie depuis 2005, à travers des conférences théâtrales que l’on peut qualifier de « décalées » et des spectacles. Comment en arrivez-vous au sport, non pas seulement à l’approche des Jeux olympiques mais dès 2019 ?

Frédéric Ferrer : L’idée vient de l’équipe de la Villette, à Paris. Lorsqu’elle me propose, en 2018, de faire quelque chose sur les Jeux olympiques, je sors d’une expérience qui m’a passionné. En réponse à une commande du Festival d’Avignon et de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) pour les 20 ans des Sujets à vif – créations conçues par deux artistes de champs disciplinaires différents –, j’ai réalisé en 2017 douze spectacles avec à chaque fois un invité. Si, dans mes créations personnelles, je traitais jusque-là de sujets qui me sont familiers, liés à l’écologie, aborder cette fois des problématiques qui ne sont pas les miennes, notamment celles de la danse, a été très réjouissant. La proposition de la Villette me promettait de retrouver cette joie d’être en terrain inconnu, car je ne connais rien à la plupart des épreuves des JO. L’idée de monter plusieurs spectacles consacrés chacun à une épreuve, sur six saisons, s’est vite imposée : pour parler de performances sportives, il s’agissait de réaliser une performance théâtrale, une sorte de marathon.

Plusieurs épreuves d’Olympicorama sont en tournée. Les dates sont sur www.verticaldetour.fr

Six épreuves d’Olympicorama seront reprises à la Villette les 25, 27 et 29 juin ainsi que les 2 et 4 juillet.

Frédéric Ferrer présente aussi jusqu’au 19 juin deux de ses Cartographies au Théâtre de l’Atelier à Paris. www.theatre-atelier.com

Vous qualifiez votre rapport aux Jeux olympiques de « célébration » et de « questionnement ». De quelle nature est ce dernier ?

Célébrer les Jeux olympiques, pour moi, c’est un peu comme fêter le centenaire de la Révolution française. Pour que ça ait du sens, il faut aborder l’objet par plusieurs angles, en passant par différentes disciplines. Ce que je pratique de longue date dans mes spectacles. Le plus souvent seul en scène, j’incarne un personnage de conférencier toujours un peu débordé par son sujet. Pour ce qui est des JO, il me semblait déjà important d’interroger ce que peut bien dire de l’humanité cette manifestation plus ancienne que les trois monothéismes. Ensuite, en enquêtant sur les quinze épreuves que j’ai choisies, j’ai cherché à savoir ce que chacune pouvait nous poser comme questions essentielles sur aujourd’hui ou hier. La seule représentation ou non d’une épreuve aux Jeux olympiques témoigne d’enjeux politiques et géopolitiques majeurs. Interroger cet événement sportif, c’est interroger le monde.

Vous avez consacré votre dernier épisode au breaking, qui fait en 2024 son entrée aux JO avec trois autres sports : l’escalade, le skate et le surf. Cette nouveauté, qui semble témoigner du désir du Comité international olympique (CIO) de faire des Jeux l’image des sociétés actuelles, n’est pas sans poser de questions. Ce que vos deux invités, Ilyes Zoo et Pac Pac (vous conviez à chaque épisode un ou deux sportifs qui s’expriment en deuxième partie de spectacle), n’ont pas manqué d’exprimer.

Après avoir consacré mon exposé personnel aux origines du breaking – expérience politique et artistique passionnante qui naît dans les rues du Bronx au début des années 1970, à partir d’une situation sociale rendue insupportable par le dénuement dans lequel est laissé ce quartier par la ville de New York –, j’ai laissé à mes invités le soin d’exprimer leur position quant à l’entrée de leur discipline aux JO. Leurs réserves tiennent à la dimension artistique du breaking, que tous les danseurs tiennent pour centrale. Que veut dire alors faire passer une pratique artistique dans le domaine olympique ? Comment note-t-on un art ? On touche là à des questions éthiques et philosophiques qui sont tout aussi riches que le contexte historique d’apparition de cette culture.

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Ma distance par rapport à ces sujets me permet de voir les choses différemment de mes invités, et ce contraste est au cœur de mon travail. Je mets souvent en scène cette distance, en montrant par exemple des films que j’ai réalisés avec ma collaboratrice Clarice Boyriven lors de mon voyage à Olympie, ou des images où l’on me voit m’essayer à l’une ou l’autre des disciplines. Mélanger cette matière personnelle à des connaissances acquises autrement est très réjouissant pour moi ; c’est ce frottement que je cherche dans chacune de mes conférences.

Ces breakeurs viennent à la suite de nombreuses personnalités ayant soulevé d’importantes questions dans le cadre des JO. En quoi était-il important pour vous de parler de plusieurs d’entre elles ?

Dans mon travail de recherche sur chaque épreuve (à la fois sur le terrain, dans les livres et auprès de chercheurs), j’ai en effet rencontré des athlètes qui ont suscité des questions, voire soulevé des problèmes, pour des raisons très différentes : leur nationalité, leur sexe ou leur pratique sportive. Loin d’être anecdotique, cet aspect révèle combien la manifestation est le miroir de son époque, notamment de ses injustices et de ses conflits. Prenons le sujet des sportives intersexes. Combien, tout au long de l’histoire de l’olympisme, ont subi de leur gré ou non des traitements ou des opérations visant à ôter de leur corps les gonades responsables d’un taux de testostérone trop élevé pour qu’elles soient considérées comme des femmes par les instances des JO ? Celles qui ont refusé ces mutilations ont été exclues.

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La plus connue est Caster Semenya, grande championne de 400 et 800 mètres. Née avec ce qu’on appelle des différences de développement sexuel (DSD), elle a refusé le traitement qu’a imposé le CIO à toutes les personnes dans son cas à partir de 2018. Elle se bat aujourd’hui contre ces règles qui enferment et excluent de nombreuses femmes du milieu olympique. La définition de la « femme » établie par le CIO pour trancher dans les cas « compliqués » est très excluante. Le monde de l’olympisme est binaire, contrairement au monde réel.

Vous évoquez aussi des personnalités qui ont fait des Jeux une forme de tribune pour exprimer leurs combats. Sont-elles nombreuses ?

Je parle en effet, entre autres, des athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos, qui sur leurs podiums de médaillés d’or et de bronze à l’épreuve du 200 mètres ont, pendant les JO de 1968, levé une main gantée de noir tout au long de l’hymne américain en signe de protestation contre la ségrégation raciale. De la même manière que les athlètes non conformes, ils ont été exclus par la suite des JO.

Les Jeux sont le théâtre de l’anthropocène, et si l’on continue à toujours vouloir aller plus haut on va se faire très mal.

La norme en matière olympique a toujours été à l’instrumentalisation des sportifs par les nations participantes. J’évoque par exemple le cas très éloquent de la gymnaste roumaine Nadia Comăneci, utilisée par le dictateur Ceausescu pour légitimer sa volonté de non-alignement avec les autres pays du bloc de l’Est. Nombreuses sont les dictatures qui ont fait des JO un instrument de leur pouvoir. Adolf Hitler l’a fait avec les Jeux de 1936 organisés à Berlin, surtout à travers le handball, qui fait alors sa première apparition aux JO et qui va suivre ensuite l’expansion de l’armée allemande.

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À l’origine, les Jeux olympiques étaient pourtant pensés comme un moment de trêve entre les nations en guerre, et même comme l’occasion de promouvoir un esprit anti-nationaliste…

Ces vertueux objectifs de départ n’ont jamais été atteints. Nous ne savons pas encore ce qui va advenir lors des JO 2024, mais les guerres de la Russie contre l’Ukraine et entre Israël et le Hamas vont nécessairement avoir un impact sur la physionomie des Jeux. Il peut arriver aussi que ces derniers aient une influence sur la situation géopolitique, comme cela a été le cas avec la visite en 1971 d’une équipe de tennis de table américaine en Chine, qui a fait basculer le monde de la guerre froide vers une forme de coexistence pacifique. J’ai consacré un épisode à cette « diplomatie du ping-pong ».

Faudrait-il transformer, réinventer les Jeux ?

Il y aurait beaucoup à faire pour que les JO soient plus adaptés à notre époque, notamment sur le plan écologique. Je ne soupçonnais pas, avant Olympicorama, combien les JO pouvaient rejoindre les questions du climat et du rapport au vivant, sur lesquelles je travaille beaucoup par ailleurs. Depuis l’organisation d’une telle manifestation jusqu’au fonctionnement de chaque discipline, tout dans le sport actuel contribue à la pollution et au réchauffement climatique. Je dis par exemple dans l’épisode consacré au saut en hauteur que tout le matériel nécessaire à cette épreuve est dérivé du pétrole.

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Les Jeux sont le théâtre de l’anthropocène, et si l’on continue à toujours vouloir aller plus haut on va se faire très mal. Le sport questionnant les limites de nos corps, du vivant, il peut être un endroit idéal pour poser la question des nouveaux records à inventer. Au fil de mes explorations, je n’ai trouvé dans l’histoire des JO qu’une seule épreuve de lenteur : la nage sous l’eau, en 1900. Pourquoi ne pas prendre cette direction ?

À quoi vont ressembler vos Jeux olympiques ?

Ma compagnie Vertical Détour est installée au Centre de réadaptation de Coubert, en Seine-et-Marne, depuis 2016, et y développe un projet de fabrique artistique dit « Le Vaisseau », combinant accueil d’équipes artistiques en résidence et développement de projets artistiques partagés à destination des patients. Pendant le mois de juillet, nous allons faire une tournée dans toutes les communautés de communes de la Seine-et-Marne des différentes épreuves d’Olympicorama, avec comme invités non plus des sportifs olympiques mais des sportifs locaux.

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