« La brutalité olympique dans le 93 : un vrai poison pour la démocratie »

Journaliste et habitante d’Aubervilliers, Jade Lindgaard a enquêté sur l’organisation et les coûts des JOP, mais aussi documenté la violence sur les populations de Seine-Saint-Denis qu’ils ont entraînée.

Olivier Doubre  • 26 avril 2024 abonnés
« La brutalité olympique dans le 93 : un vrai poison pour la démocratie »
Manifestation devant le siège du Comité d’organisation des JOP à Saint-Denis, le 11 décembre 2022.
© Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP

Il est maintenant clair que les Jeux olympiques et paralympiques parisiens de l’été 2024 coûteront, comme toutes les précédentes éditions depuis des décennies, « un pognon de dingue », en raison notamment de dépassements budgétaires. Jade Lindgaard, responsable du pôle Écologie à Mediapart mais aussi riveraine et militante à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), s’est engagée contre les effets des aménagements urbanistiques et de transports collectifs développés pour ces Jeux – ce qui l’a conduite à subir une garde à vue avec d’autres activistes pourtant pacifiques. Son nouvel ouvrage, Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, met en lumière les processus dépensiers et brutaux imposés à la population de Seine-Saint-Denis pour l’organisation de l’événement estival.

Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, Jade Lindgaard, éd. Divergences, 168 pages, 15 euros.

Dès son titre, votre livre évoque une « violence olympique ». Pourquoi ce terme ?

Jade Lindgaard : Tout d’abord, dès que l’on commence à travailler sur ce sujet, on se rend compte qu’il ne s’agit pas simplement d’un événement de quelques semaines, de fin juillet à début septembre, mais d’un long processus qui, au-delà de l’organisation des compétitions sportives, s’étend sur plusieurs années et comprend un vaste aménagement en dur, l’un des plus grands chantiers en Europe : celui du « village olympique », le village des athlètes, aux confins des communes de Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis. Or, selon mon décompte, pour la construction de ce village olympique, au moins 1 500 personnes ont été délogées définitivement de leurs lieux de vie.

C’est pourquoi je dis que ce processus, vu la manière dont il s’est déroulé, peut être considéré comme une forme de violence. En outre, par la brusquerie du processus, sa rapidité, les conséquences imposées à toutes ces personnes sur leurs façons de vivre, cette violence-là est décuplée par son invisibilité puisque, jusqu’à présent, très peu de médias se sont fait l’écho de ces délogements. Certes, il y a eu des mobilisations militantes autour des JO, contre les Jeux en tant que tels ou les formes que prend leur organisation, et beaucoup se poursuivent. Mais elles sont restées très minoritaires et ont finalement très peu perturbé le discours dominant sur cet événement sportif.

Cette brutalité est d’abord celle de l’absence de concertation, de consultation, de mise en discussion démocratique.

Je pense donc que le terme de « violence », aussi lourd et engageant soit-il, n’est pas exagéré et est même tout à fait approprié à la situation. Car cette brutalité est d’abord celle de l’absence de concertation, de consultation, de mise en discussion démocratique quant à la pertinence ou non d’organiser ces Jeux. Ce processus sans discussion est à la fois bureaucratique, capitalistique et pris en charge pour une bonne part par l’État, avec une dimension très autoritaire – comme le fait que les personnes les plus vulnérables se trouvant sur le chemin des pelleteuses des JO ont dû dégager. Cette histoire n’est jamais racontée.

En tant qu’habitante de Seine-Saint-Denis, vous avez vu certains de vos voisins, proches ou moins proches, devoir quitter la ville…

En effet. Cela semble incroyable en 2024, mais c’est dans la logique même des JO, puisque tous – d’hiver ou d’été – se traduisent par des constructions imposées par le cahier des charges du CIO. Celui-ci oblige à construire un village olympique, et une grande piscine ou un stade olympique s’ils n’existent pas. Cela explique que les JO ne soient pas seulement défendus par le monde du sport, mais aussi par des secteurs économiques puissants (BTP et construction, en premier lieu, mais aussi l’immobilier ou le tourisme), car ils représentent d’énormes marchés pour eux.

Ce qui est finalement étonnant, ce n’est pas le fait que tout cela serait caché, car ça ne l’est pas du tout, mais que cette dimension-là passe derrière le mur ou l’écran des paillettes, des records, des performances sportives, de l’affluence. Or il faut être très naïf pour ne pas voir ce qu’il y a derrière ! Les pouvoirs publics locaux et nationaux ne pouvaient pas ignorer que les JO entraînent systématiquement des aménagements dans des quartiers populaires défavorisés, donc des destructions, des expulsions et des déménagements forcés.

ZOOM : Si Paris avait dit non…

Désignée ville hôte en septembre 2017, Paris a bénéficié du retrait des autres candidatures (Rome, Hambourg et Budapest), auxquelles les populations consultées se sont pour la plupart opposées. Un accord est alors trouvé avec Paris et Los Angeles, qui accepte d’organiser les JO suivants, en 2028. Jade Lindgaard peut ainsi écrire : « Ces JO, devenus soudain miroirs d’une colère sociale incandescente, auraient pu ne pas avoir lieu faute de participants. […] Le CIO peut souffler, il vient de gagner dix ans de répit. » Car il est de plus en plus difficile de trouver des villes prêtes aux dépenses faramineuses qu’induisent les JO, dépassant systématiquement les budgets prévus pour des bénéfices très incertains.

Certes, les expulsions ou déménagements de personnes en Seine-Saint-Denis ont été bien moindres qu’à Pékin ou Séoul (c’est même incomparable), qu’à Rio ou Athènes. Mais ce processus se produit à chaque fois ! On peut ainsi s’étonner, par exemple, que la France ne se soit pas engagée à n’expulser personne. Paris étant l’une des villes les plus touristiques au monde, sinon la plus touristique, son infrastructure hôtelière est extrêmement développée. Or, si l’idée du village olympique est d’accueillir les athlètes, soit quelque 10 000 personnes tout au plus, on aurait pu se dire qu’il était possible de faire autrement, vu les millions de touristes que Paris accueille chaque année (plus de 40 millions en 2022 !). Cela aurait sans doute entraîné un bras de fer entre le CIO et la France, à cause de ce fameux cahier des charges, mais, en l’absence d’autres villes candidates (lire l’encadré), Paris aurait été en position de force dans une telle négociation.

Une action du collectif le Revers de la médaille au jardin du Luxembourg, à Paris. (Photo : Adnan Farzat / NURPHOTO / NURPHOTO VIA AFP.)

Or ce processus va transformer ces communes, en premier lieu leurs populations…

Oui. Au nom d’un rattrapage, ce qui peut tout à fait s’entendre, on a lâché sur tout le reste. À commencer par les impératifs de justice sociale puisque, avec la somme faramineuse de 2 milliards d’euros investis pour le village des athlètes, on construit sur 50 hectares – entre Saint-Ouen, Saint-Denis et L’Île-Saint-Denis – un immense quartier appelé à devenir des habitations dont seuls 30 % seront des logements sociaux. On peut certes rétorquer que 30 %, c’est déjà bien, mais cela signifie, dans ces communes, 70 % de logements pour le privé, accessibles aux seules personnes qui peuvent acheter, c’est-à-dire rarement les habitants de ces territoires. On s’apprête inévitablement à modifier la population de ces communes.

Sur le même sujet : JOP 2024 : les habitants des quartiers populaires seront-ils gagnants ?

C’est ce que j’ai appelé de l’« extractivisme olympique » : on met tout à coup énormément d’argent sur un territoire qui en a longtemps et cruellement manqué, avec très peu de temps pour prendre des décisions puisque Paris a obtenu les Jeux en 2017 pour qu’ils aient lieu en 2024, soit à peine plus de six ans. Avec le soutien de l’État à tous les niveaux et des budgets considérables. C’est le plus gros des événements mondiaux, et il suscite un imaginaire hypercapitaliste et hyperdésirable auprès de nombreux investisseurs. Toutes les conditions sont donc réunies pour que s’abatte, sur un territoire, un processus d’aménagement urbain qui part du haut au lieu de partir des demandes et des besoins des habitants. C’est même là son principal défaut.

Cela implique non seulement une gentrification mais surtout une métropolisation qui signifie l’urbanisation de terres.

Bien sûr, ce territoire et ses habitants ont besoin d’énormément d’investissements afin que l’image de la Seine-Saint-Denis, en particulier, s’améliore. Mais déverser autant d’argent pour un événement qui va littéralement leur « tomber dessus » n’a rien à voir avec un développement supposé leur profiter durablement. Car cela implique non seulement une gentrification, terme sans doute encore trop doux, mais surtout l’accélération d’un processus déjà en cours : celui d’une métropolisation (du plateau de Saclay ou du « triangle de Gonesse ») qui signifie l’urbanisation de terres qui étaient encore paysannes et cultivées, et un changement de la composition de quartiers jusqu’ici populaires. C’est bien là que les élu·es n’ont pas joué leur rôle : celui de défendre les droits et les besoins des habitant·es et des territoires qu’ils et elles représentent.

Pourtant, certains collectifs ont voulu jouer le jeu de la démocratie participative…

En effet. Mais une opposition intransigeante à leur égard a prévalu, sinon la volonté d’ignorer toutes les propositions des associations citoyennes. Nombre d’entre elles ont pourtant dit qu’elles n’étaient pas a priori contre l’organisation des JO ; elles ont travaillé d’arrache-pied, organisant des réunions publiques, formulant des propositions pour tenter de faire entendre la voix et les souhaits des habitant·es. Or tout ce travail citoyen n’a trouvé aucun débouché politique. Les personnes qui l’ont mené ont tout de suite été ostracisées par les mairies, qui les ont directement qualifiées d’opposantes aux JO. Très rares sont celles qui ont été reçues par le CIO ou le Comité d’organisation des JO : le comité Vigilance JO 93 (le premier qui s’est créé) a bien été reçu très poliment par le CIO, mais cela n’a eu aucune suite.

Le comité Vigilance JO 93 a été reçu très poliment par le CIO, mais cela n’a eu aucune suite.

Cette brutalité s’est exprimée par une fermeture à toute contre-proposition citoyenne qui est extrêmement problématique d’un point de vue démocratique. Que reste-t-il alors aux habitantes et aux habitants ? Soit la colère, avec tout ce que cela peut entraîner ; soit la résignation, et donc à terme la désaffiliation politique. Ce qui constitue un vrai poison pour la démocratie. Compte tenu de l’ampleur de cet événement, les conséquences de la manière dont il a été imposé sont particulièrement délétères pour le rapport des habitantes et des habitants de ces territoires aux institutions démocratiques.

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