Sport français, le long marathon contre l’omerta

Milieu fermé où une grande partie des licencié·es sont mineur·es, le sport français a fait face en 2020 à un mouvement de libération de la parole. Quatre ans après, pourtant, les fédérations ne semblent pas avoir pris la mesure du problème.

Daphné Deschamps  • 29 avril 2024 abonné·es
Sport français, le long marathon contre l’omerta
Image extraite du documentaire Suite, réalisé par Emma Oudiou, disponible sur YouTube.
© DR

Une « inertie » face à des « violences systémiques » dans un milieu pratiquant « l’omerta » et n’ayant « pas été suffisamment habitué à rendre des comptes publiquement ». Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la gouvernance du sport et les fédérations sportives ne mâche pas ses mots sur la gestion – ou plutôt son absence – de la question des violences physiques, sexuelles, sexistes ou psychologiques  dans le milieu sportif.

Rendu public en janvier après plusieurs mois d’enquête et d’auditions, ce rapport porte sur la gouvernance financière des fédérations, les discriminations et les manifestations de haine, et surtout la question des violences dans le sport. Ses conclusions sont sans appel : malgré des dispositifs mis en place en 2020 après une première vague de prises de parole, les défaillances restent multiples, et les préconisations ne sont pas appliquées. Parmi les soixante-deux recommandations qu’il formule, le rapport insiste sur la nécessité d’un « dispositif de contrôle externe au milieu sportif ».

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Il faut dire que le monde du sport français a fermé les yeux sur les violences sexistes et sexuelles en son sein pendant des décennies, et qu’il continue aujourd’hui de le faire. Contrairement à d’autres pays qui se sont penchés sur le sujet dès les années 1990, il a fallu attendre 2009 pour voir une enquête nationale en France. La seule existante à ce jour et qui, déjà, établissait que le taux de sportif·ves ayant été exposé·es à des violences sexuelles était de 11,2 % chez les interrogé·es, contre 6,6 % hors de la sphère sportive, pointant un contexte particulier pouvant induire plus facilement de tels actes.

Après un témoignage, dans le monde sportif plus qu’ailleurs, la plupart des enfants se heurtent au néant.

Les auteur·ices de l’enquête estimaient en outre que, si l’on prenait en compte celles et ceux qui manquaient de certitudes concernant leur exposition à des violences, ce taux grimperait à 17 %. Aujourd’hui, les chiffres sur ce sujet ne proviennent pas du ministère des Sports, mais de diverses instances extérieures. Un rapport du Conseil de l’Europe établit par exemple qu’un enfant sur sept subira des violences sexuelles dans un milieu sportif avant sa majorité.

Un autre, de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), établit que, parmi les 5,5 millions d’adultes victimes de violences sexuelles dans leur enfance, 150 000 l’ont été dans le milieu sportif. Un troisième enfin, de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), pointe le cœur de l’omerta autour de ces violences : quand les enfants victimes de ces abus réussissent à en parler, dans 60 % des cas, « le confident ne fait rien ». « Après un témoignage, dans le monde sportif plus qu’ailleurs, la plupart des enfants se heurtent au néant », résume ainsi le rapport de la commission d’enquête parlementaire.

Primauté des objectifs de performance

Fin 2019, le média indépendant Disclose publie une enquête massive, révélant soixante-dix-sept affaires de pédophilie au sein de vingt-huit fédérations sportives françaises. Peu de temps après, la patineuse Sarah Abitbol publie son livre, Un si long silence, qui fait office « d’électro-choc », et lance une vague de témoignages qui s’inscrit en plein dans la vague #MeToo.

Une loi à son nom vient d’être adoptée à l’Assemblée nationale : elle prévoit notamment la consultation annuelle et automatisée des casiers judiciaires des encadrant·es, ainsi que celui du fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles (Fijais). Et un éloignement définitif des milieux sportifs de toute personne déjà condamnée pour infraction sexuelle ou violente, accompagné de mesures légales pour le garantir. Votée à peine un mois après le rapport de la commission d’enquête parlementaire, c’est une première avancée légale, mais loin d’être suffisante.

«Le sport est un milieu violent sur beaucoup d’aspects, avec une très forte présence des violences sexuelles » avance Emma Oudiou. Cette athlète qui visait les Jeux olympiques de Paris 2024 avec la Fédération française d’athlétisme (FFA), après dix ans de pratique à un haut niveau et des sélections en équipe de France, a mis fin à sa carrière en 2021. Victime de violences lorsqu’elle était mineure, elle choisit de prendre la parole sur les abus qu’elle a subis dès 2018, et en fait un documentaire, Suite, dans lequel elle s’exprime avec cinq autres athlètes sur l’omerta et l’inaction des fédérations sportives.

Mais la jeune femme raconte s’être presque heurtée à un mur quand elle a voulu témoigner : « Parler, c’est déjà vivre des violences quand on se retrouve face à des institutions qui ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, explique-t-elle. Individuellement, certain·es entraîneur·ses et responsables m’ont soutenue, mais la FFA, pas du tout. » L’entraîneur qu’elle dénonçait a bien été écarté des équipes jeunes, mais pas sanctionné, et Emma Oudiou reste marquée par des propos tenus à son encontre par le président de la FFA de l’époque, qu’elle décrit comme «très graves, insultants, et qui démontrent une méconnaissance totale des dossiers et de la complexité de ces affaires ».

Depuis, l’athlète relève bien de petites évolutions dans sa fédération, avec une charte interne au niveau fédéral, l’arrivée de juristes et, surtout, la mise en place d’une adresse mail de signalement. «Mais, selon les retours que j’en ai, ce n’est pas suffisant, soupire-t-elle. Les retours, quand ils existent, sont inadaptés. »

On observe de fortes difficultés à trouver une politique efficace mêlant protection, sensibilisation et sanctions. 

E. Oudiou

Pour Emma Oudiou, l’approche des Jeux olympiques et paralympiques de Paris révèle les priorités des fédérations, qui ont des objectifs de performance plutôt que de gestion de ces questions pourtant majeures. «Beaucoup décident de mettre la poussière sous le tapis, et on observe de fortes difficultés à trouver une politique efficace mêlant protection, sensibilisation et sanctions. »

« Il y a une frilosité, presque une peur de la part des institutions »

De fait, les fédérations sportives ont tendance à attendre les décisions de justice avant de mettre des mesures en place. «Quand un signalement est fait à la fédération, il y a des mesures suspensives qui peuvent aller jusqu’à six mois, à la suite desquelles une commission disciplinaire interne a lieu. Une procédure judiciaire prend beaucoup plus de temps que cela, sans parler des classements sans suites, qui sont extrêmement nombreux. »

Sur un plan plus large, les enquêtes du ministère de l’Intérieur montrent que seules 2 % des victimes majeures de violences sexuelles hors cadre familial portent plainte. Le ministère de la Justice décompte moins de 15 % de condamnations à la suite d’un dépôt de plainte pour viol. Selon une étude de l’Insee, seuls 0,6 % des viols ou tentatives de viol donnent lieu à une condamnation.

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«Il y a une frilosité, presque une peur de la part des institutions, et c’est plus facile de renvoyer systématiquement à la décision de justice, résume Emma Oudiou. Sauf que les victimes restent sans réponse, n’obtiennent pas justice, sont écartées de leur sport, mettent fin à leur carrière, tandis que les auteurs de violences restent en poste. »

Une histoire qui est loin d’être nouvelle : en 1991, Catherine Moyon de Baecque, championne de France de lancer de marteau, porte plainte à la suite d’un viol dans le cadre d’un stage de la FFA. Malgré la condamnation de ses violeurs et la reconnaissance de la responsabilité de l’État, elle est évincée de l’équipe de France, et sa fédération tente d’étouffer le scandale. Preuve des avancées récentes et des effets de #MeToo, trente ans après avoir été écartée de son sport, Catherine Moyon de Baecque a été nommée coprésidente de la Commission de lutte contre les violences sexuelles et les discriminations du Comité olympique français pour Paris 2024.

Les enfants en danger

Un dispositif du ministère des Sports a bien été mis en place il y a quatre ans. Cette cellule, Signal-sports, a enregistré plus de 1 800 signalements, mettant en cause plus de 1 200 personnes. 78 % des victimes étaient mineures au moment des faits. La question de la pédophilie est centrale dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le sport, comme l’explique Francesca Pasquini, députée écologiste, dont une partie du travail à l’Assemblée nationale porte sur les droits des enfants.

Sur le même sujet : « Il faut savoir interroger les enfants »

En parallèle de la commission d’enquête parlementaire, la députée a commandé un rapport à la Commission nationale consultative sur les droits de l’homme (CNCDH) sur les mêmes questions. Celle-ci a formulé quinze recommandations, dont la création d’un centre indépendant pour l’intégrité sportive, chargé de contrôler les intervenants des fédérations et d’être vigilant lors des compétitions. «Nombre des témoignages d’abus viennent de sportifs de haut niveau qui effectuent de nombreux déplacements très jeunes. Souvent les abus découlent de l’emprise de l’entraîneur, seul référent adulte sur place, explique la députée. Mais les enfants qui se déplacent plus ponctuellement peuvent aussi être des victimes. Ils sont moins visibles, mais ces abus sont tout aussi fréquents. »

Il faut agir à tous les niveaux, aller dans les clubs locaux, mettre en action de bonnes pratiques.

F. Pasquini

Que faire face à une situation d’une telle ampleur ? « Il faut agir à tous les niveaux, aller dans les clubs locaux, mettre en action de bonnes pratiques, et pas seulement au niveau national», argumente Francesca Pasquini. « Il reste encore beaucoup de sensibilisation et de prévention à faire sur ce que sont les violences sexuelles, sur le rapport au corps, à l’entraineur·se, aux autres athlètes », renchérit Emma Oudiou.

«Certaines fédérations sont plus ouvertes que d’autres, on l’a vu lors des auditions de la commission d’enquête, témoigne Francesca Pasquini. Le travail effectué ces derniers mois doit faire prendre conscience qu’un mouvement est en cours et qu’il faut se débarrasser de certaines personnes à la tête de fédérations : elles font partie d’une époque révolue et sont complètement fermées à ce mouvement. »

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Société
Publié dans le dossier
Sport et luttes
Temps de lecture : 9 minutes

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