Charbon français, l’enfer sous terre

Depuis 1984, le Centre historique minier de Lewarde retrace la longue histoire d’un bassin industriel – celui du nord de la France – et d’une part majeure de la classe ouvrière, à l’heure où l’aventure minière semble devoir reprendre, avec les recherches de métaux nécessaires aux batteries électriques. 

Olivier Doubre  • 3 avril 2024 abonné·es
Charbon français, l’enfer sous terre
La fameuse « salle des pendus », qui permettait un gain de place. Dans une « petite » mine comme celle de Lewarde, les salariés étaient quand même un petit millier.
© Centre historique minier

Centre historique minier. Musée de la mine du Nord-Pas-de-Calais, Centre d’archives et de culture scientifique de l’énergie, Lewarde (Nord). . Ouvert tous les jours de 9 heures à 19 heures.

Le premier tableau représente un paysage rural, un clocher dominant un village et ses champs découpés par des haies. Le ­deuxième montre à peu près la même vue, mais l’espace y est découpé par des voies de chemin de fer, empli de bâtiments industriels dominés par de hautes cheminées et des tours protégeant les grands ascenseurs qui permettent de descendre « au fond ». D’épaisses fumées noires obscurcissent le ciel, tel un voile sombre recouvrant une contrée jadis verdoyante.

Ouvrant l’exposition du Centre historique minier de Lewarde, dans le Nord, ces deux peintures, à cent ans d’intervalle, résument une histoire entièrement bouleversée par l’essor de l’exploitation du sous-sol carbonifère. De la découverte des premières veines de charbon dès la première moitié du XVIIIe siècle à la fin des années 1980, quand les derniers puits ont fermé, le bassin minier du nord de la France – classé au patrimoine mondial de l’Unesco – aura extrait 2,4 milliards de tonnes de charbon de ses quelque 110 000 kilomètres de galeries creusées sous terre.

Plus de 270 ans durant, les fosses du Nord et du Pas-de-Calais auront fourni près de la moitié de la production nationale.

Plus de deux cent soixante-dix ans durant, les fosses des départements du Nord et du Pas-de-Calais auront fourni près de la moitié de la production nationale – la France comptait deux autres bassins miniers, l’un en Lorraine, l’autre dans le Sud, de Tarbes jusqu’aux Cévennes. Les « gueules noires » ont incarné l’histoire de ces terres d’expansion économique, cœur du développement industriel du pays, mais aussi de l’exploitation d’un prolétariat au départ rural, asservi, précurseur par ses luttes, ses organisations collectives et ses droits sociaux, bientôt modèles pour toute la classe ouvrière française.

Sur le même sujet : Juger la mort des mineurs de fond

Non sans drames : d’innombrables morts et blessés à des centaines de mètres sous terre et des conditions de travail effrayantes jusque dans les années 1980. À commencer par la plus grande catastrophe minière en Europe, celle de Courrières (Pas-de-Calais), près de Lens, le 10 mars 1906, quand un incendie de poussières de charbon en suspension dans les kilomètres de galeries tue officiellement 1 099 mineurs.

La Mine en procès. Fouquières lès-Lens, 1970 Philippe Artières

Jusqu’à celle de Fouquières-lès-Lens, le 4 février 1970 (16 morts, 12 blessés), à la suite de laquelle des militants maos de la Gauche prolétarienne organisent un « procès populaire » mettant en accusation les Houillères, sous-division des Charbonnages gérant les mines du nord de la France (1). Ou l’une des dernières : le terrible coup de grisou de Liévin le 27 décembre 1974 (42 morts et 5 blessés graves). De tels drames adviennent presque chaque année, sans compter les innombrables accidents du travail au quotidien.

1

Lire le beau livre de l’historien Philippe Artières, La mine en procès. Fouquières-lès-Lens, 1970, Anamosa, 2023. Cf. notre article sur le sujet (juin 2023).

Transmettre la mémoire

C’est cette histoire de labeur intense, de larmes, de maladies professionnelles (dont la fameuse silicose, qui a frappé tant de mineurs) mais aussi de luttes et d’un syndicalisme précurseur, que permet de découvrir le Centre historique minier de Lewarde, qui fête cette année ses quarante ans. Ce musée, volonté des Charbonnages de France, la maison-mère depuis la nationalisation de toutes les mines françaises en 1945, a été installé dès 1984 sur le site de l’ancienne fosse Delloye, « petite » mine en activité de 1931 à 1971, encore en bon état au début des années 1980.

Deux hauts puits dominent les vastes bâtiments industriels qui abritent les expositions, les impressionnantes machines de surface ou le centre documentaire fréquenté par de nombreux chercheurs aujourd’hui. C’est donc une immersion dans l’univers de la mine, du travail au fond et en surface (où l’on sépare le charbon des rebuts avant le transport par le chemin de fer à proximité), mais aussi de la vie ouvrière de toute la région, des corons aux jardins ouvriers et aux belles maisons des cadres.

Le « délégué mineur » est l’un des tout premiers exemples de représentant élu par les salariés d’une entreprise.

Tout d’abord, une intéressante séquence sur les origines géologiques du charbon dans tout le nord de l’Europe (Grande-Bretagne, Belgique, Luxembourg, Allemagne et France, de la Lorraine aux côtes du Pas-de-Calais, formant une longue lignée de sous-sols abondant de cet « or noir » qui strie le Vieux Continent) permet de suivre cette « conquête de l’Ouest », titre de l’exposition temporaire (jusqu’au 11 novembre prochain). Mais on traverse bientôt les longs hangars qui abritaient les salariés en surface, du bureau (reconstitué) de « l’ingénieur », figure puissante, jusqu’à celui du « délégué mineur », élu par ses camarades, chargé de surveiller et d’alerter sur la sécurité. Institué dès 1880, il est l’un des tout premiers exemples de représentant élu par les salariés d’une entreprise.

On découvre là une des caractéristiques des mines du Nord : chaque parcelle étant exploitée jusqu’en 1945 par une compagnie privée, de nombreux patrons sont paternalistes, pétris de catholicisme social, et font en sorte d’améliorer quelque peu la vie de leurs ouvriers. Par des logements d’abord loués peu cher avant de leur être vendus, une éducation sanitaire et technique, des sports et loisirs collectifs et, surtout, des mutuelles pour les retraites et les accidents du travail, parmi les premières à être instituées en France.

La une du Petit Parisien sur le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891 (source : E. Glair-Guyot — Bibliothèque nationale de France / Wikipédia.)

D’aucuns diront que si ce patronat prenait soin de « ses » travailleurs, du plus jeune âge jusqu’à la fin de vie, c’était pour avoir des mineurs en bonne santé, convenablement logés, vu la dureté du travail au fond. Sans oublier que femmes et enfants, puis adolescents dès 12 ou 14 ans, sont aussi leurs employés, tous longtemps payés « aux pièces ». Mais le mineur demeure, au sein de la classe ouvrière, l’un de ceux dont les conquêtes sociales sont les plus précoces et importantes.

Le mineur demeure, au sein de la classe ouvrière, l’un de ceux dont les conquêtes sociales sont les plus précoces et importantes.

Sans doute la dureté du labeur et le nombre de travailleurs pour chaque fosse ont-ils imposé un tel rapport de force avec les propriétaires des mines, surtout après les très fréquents accidents. Ce qui explique les droits sociaux arrachés par les mineurs et leurs familles, tout comme leur grande combativité collective et syndicale. Le Centre historique minier présente peut-être trop vite cette part de l’histoire ouvrière dans son exposition permanente, mais elle n’est pas passée sous silence.

Car la lutte des classes en France, dès la fin du XIXe siècle, est bien incarnée par celle des mineurs : depuis Germinal, d’Émile Zola, dont l’action se déroule dans un puits tout proche, au souvenir du massacre de Fourmies, commune également proche, quand des familles de mineurs manifestèrent le 1er mai 1891 pour l’institution de la Fête des travailleurs, avant que la troupe n’ouvre le feu (9 morts, 35 blessés).

Fermetures inéluctables

Mais le plus impressionnant de ce centre d’histoire et de mémoire est sans aucun doute le parcours final proposé, suivant celui du mineur au fond. Après avoir accroché leurs vélos (puis motocyclettes) à des crochets le long du hangar, les travailleurs rejoignent la salle des bains-douches (où ils se laveront au retour), pour enfiler leurs tenues de travail et rassembler leurs vêtements de ville, qui sont hissés au plafond par un système de poulies (photo). C’est la fameuse « salle des pendus », qui permet un gain de place. Dans une « petite » mine comme celle de Lewarde, les salariés sont quand même un petit millier.

Le plus impressionnant de ce centre d’histoire et de mémoire est le parcours final proposé, dont la « salle des pendus ». (Photo : Centre historique minier.)

Après avoir reçu leurs lampes frontales, ils rejoignent le puits et son ascenseur par une passerelle en hauteur. Les galeries de la fosse Delloye descendent jusqu’à 480 mètres sous terre – certaines fosses plus importantes du bassin ont atteint les 1 200 mètres de profondeur. Galeries principales, petites « voies », puis fines « veines », toutes sont soutenues grâce au travail des ouvriers qui les étayent, après celui des « boutefeux », les artificiers ouvrant les galeries à l’explosif. Enfin, les « abatteurs » creusent le charbon, ramassé par de plus jeunes qui emplissent des wagonnets sur rails pouvant peser jusqu’à 100 kilos.

L’histoire de la mine est aussi une histoire d’immigration.

Plus on descend, plus il fait chaud. Si le travail, exténuant, était surtout manuel avant 1945, la mécanisation après-guerre a augmenté la production, mais avec de lourds marteaux-piqueurs à air comprimé (pour éviter les étincelles) extrêmement bruyants. De même, les masques fournis pour éviter de respirer les poussières de charbon sont mal adaptés à la chaleur et rarement portés – en dépit des affiches de la direction recommandant leur utilisation, écrites dans de nombreuses langues. Car l’histoire de la mine est aussi une histoire d’immigration : d’abord les Belges, déjà connaisseurs des mines, puis les Polonais, les Italiens, les Espagnols ou les Portugais, puis les Marocains. Ce sont au total vingt-neuf nationalités qui ont travaillé « au fond ».

L’histoire de la dureté des conditions de travail

Plus de soixante ans après la grande grève des mineurs de 1963, cette histoire de la mine est aussi celle de la dureté des conditions de travail de cette part de la classe ouvrière de France qui mena la « bataille du charbon » dans l’immédiate après-guerre, quand cette énergie était vitale pour la reconstruction du pays et le début des Trente Glorieuses. Ce qui entraîna, en contrepartie, l’adoption en 1946 du « statut du mineur », garantissant de meilleures rémunérations et des protections sociales. La production atteint des records. À Lewarde, plus de 1 000 tonnes de charbon par jour.

Sur le même sujet : Dans les Balkans, le charbon fait de la résistance

Mais, dès la fin des années 1960, le charbon français est de moins en moins rentable avec, déjà, des fermetures de puits inéluctables. On ne parle pas encore des conséquences climatiques de la combustion du charbon. Mais de rentabilité : dans les années 1980, la tonne de charbon extraite en France coûte près de 100 dollars ; en Afrique du Sud, 33.

Toutefois, la Chine et l’Inde extraient encore aujourd’hui d’énormes quantités de charbon, avec des conditions de travail encore plus effroyables. De même en Ukraine, où des mines sont toujours en activité (2). Si on estime que seul un tiers du charbon du bassin minier du nord de la France a été exploité, l’époque a changé. Mais le Centre historique minier vient rappeler cette part centrale de l’histoire de la région. Et de sa classe ouvrière.

2

Une belle exposition de photos au début de cette année à Lewarde montrait le travail de ces mineurs ukrainiens.

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