Mobilisations écolos : c’est la lutte joyeuse !

Le mouvement climat a connu de nombreuses mutations depuis les premières marches des années 2010. La dynamique des luttes locales en a fait un mouvement inventif, déterminé et hautement politique.

Vanina Delmas  • 17 avril 2024 abonnés
Mobilisations écolos : c’est la lutte joyeuse !
Les zadistes opposés à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes célèbrent son abandon, le 10 février 2018.
© JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP

Au milieu des champs verdoyants du Marais poitevin, une monumentale outarde canepetière (1) en bois est portée à bout de bras comme un totem par des centaines de manifestant·es, les pieds dans la boue mais chantant en chœur : « Outarde, outarde, soulève-toi ! » Deux autres cortèges animaliers mènent l’impressionnante manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline, en mars 2023 : celui de l’anguille et celui de la loutre. Une loutre en bambou trône également sur un des tracteurs du convoi de l’eau entre les Deux-Sèvres et le siège de l’agence de l’eau Loire-Bretagne à Orléans.

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Oiseau des plaines cultivées, parmi les plus menacés, mais protégé.

Ces déambulations joyeuses incarnées par la faune du territoire rappellent la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et son emblème, un triton crêté géant. Des images qui ne font pas le tour des médias dominants, alors qu’elles reflètent l’essence des luttes écologiques qui essaiment partout en France contre de multiples projets d’aménagement du territoire.

Convoi de l'eau mégabassines
En août 2023, le convoi de l’eau arrive devant l’Agence de l’eau Loire-Bretagne, à Orléans. Il a parcouru plus de 300 kilomètres entre Sainte-Soline et Orléans. (Photos : Rose-Amélie Bécel.)
Convoi de l'eau mégabassines

Les marches pour le climat en 2018-2019 et le fameux slogan « On est plus chauds que le climat » semblent bien loin. Pourtant, un fil solide semble avoir été tissé en partie grâce à ces manifestations. « Elles ont créé un appel d’air pour inciter de nombreuses personnes à entrer dans la mobilisation physique pour le climat. Ensuite, celles et ceux qui se sont mobilisé·es à Bourg-en-Bresse, à Montpellier ou à Rouen ont attendu des traductions concrètes de cet engagement sur leur territoire, et cela a engendré la relocalisation de la lutte », détaille Gabriel Mazzolini, chargé de mobilisation pour les Amis de la Terre France.

ZOOM : Pour aller plus loin

Les luttes locales ne sont qu’une facette de la mue des mouvements écologistes de ces dernières années. L’ouvrage Mobilisations écologiques, coordonné par Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier (PUF, 2023, 97 pages, 10 euros), met en lumière des combats menés par d’autres groupes sociaux que ceux du mouvement climat : la justice environnementale dans les quartiers populaires, les mobilisations écoféministes, le racisme environnemental dans les luttes écologistes à La Réunion. Et pose une question centrale : les luttes autour de l’écologie sont-elles des combats politiques comme les autres ?

Dans Premières Secousses, les Soulèvements de la Terre (La Fabrique, 296 pages, 15 euros) réussissent la prouesse d’écrire un livre dense, politique et parfois poétique à plusieurs mains – collectif oblige – afin de mettre des mots sur ce qui les pousse à agir depuis trois ans. Rappel d’importance : ils et elles luttent pour la terre car « la question foncière se situe à l’intersection de la question écologique, de la question sociale et de la question coloniale ». Chaque chapitre revient sur les actions emblématiques de chaque « saison » des Soulèvements et n’élude pas l’épineuse question de la réorganisation face à « l’adversité ».

Côté film, Direct Action, de Guillaume Cailleau et Ben Russell, nous embarque à Notre-Dame-des-Landes. Six ans après l’abandon du projet d’aéroport, la ZAD demeure un foyer d’activisme vibrant, où la nature et la lutte se conjuguent harmonieusement. Ce long récit captivant, qui nous plonge dans la vie quotidienne de ces défenseurs d’un autre monde, a remporté le grand prix Cinéma du réel 2024.

En 2021, les associations ZEA, Notre affaire à tous et Terres de luttes ont publié une étude intitulée « Les David s’organisent contre les Goliath » afin d’esquisser un portrait tout en nuances des citoyen·nes en lutte contre les projets polluants. Le sociologue Kevin Vacher s’était appuyé sur la carte des luttes élaborée au fil des années par le média Reporterre, qui recensait 370 points de mobilisation contre des entrepôts Amazon, des fermes-usines, des extensions d’aéroport, des centres de stockage de déchets ou encore des projets routiers. « À l’époque, on se demandait si les collectifs en lutte constituaient une entité cohérente, un mouvement social qui s’ignore », explique Chloé Gerbier, juriste et cofondatrice de Terres de luttes.

Aujourd’hui, les luttes locales sont clairement un mouvement social qui ne s’ignore plus.

C. Gerbier

Depuis, beaucoup de choses ont évolué : il y a eu l’émergence des Soulèvements de la Terre, mais aussi de coalitions géographiques et thématiques (contre les entrepôts logistiques, les fermes-usines, les projets routiers avec la Déroute des routes, etc.) et des rencontres décisives, comme les Résistantes sur le plateau du Larzac en août 2023. « Tout cela, ajouté à l’expérience de Notre-Dame-des-Landes, nous a permis de prendre conscience du fait que nous sommes des milliers à nous mobiliser contre la même logique capitaliste. Aujourd’hui, les luttes locales sont clairement un mouvement social qui ne s’ignore plus. »

La géographe Léa Sébastien situe le tournant des luttes locales dans les années 2010, sous l’impulsion de la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et de la crise financière de 2008, qui a montré que des logiques financières internationales pouvaient tout anéantir autour de soi. Mais elle constate une intensification des mouvements ces dernières années et un changement de discours.

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« Les espaces menacés sont vecteurs d’une politisation des enjeux écologiques localement. Même si la question des nuisances (odeurs, bruit, etc.) reste la priorité, les citoyens interrogent très rapidement les dysfonctionnements des outils de gouvernance et replacent leur lutte dans des enjeux environnementaux globaux en s’interrogeant sur la place de l’infrastructure contestée dans la politique locale, puis régionale, et nationale. »

Lutter local, penser global

On combat une infrastructure et le monde qu’elle représente : la vitesse, la surconsommation, l’attractivité ou la compétitivité territoriale. Ainsi, la lutte contre l’A69 entre Castres et Toulouse a vu fleurir en parallèle un mouvement contre les usines à bitume et le « monde du béton » puisque le concessionnaire de l’A69, Atosca, s’apprête à installer deux centrales d’enrobé bitumineux à chaud.

De même, la coalition la Déroute des routes est devenue incontournable en moins de deux ans pour coorganiser des rencontres et des manifestations, mais aussi pour échanger des plaidoyers, travailler avec des organisations nationales plus légalistes comme le Réseau action climat ou France nature environnement, notamment pour porter la demande d’un moratoire sur les projets routiers auprès des députés et des ministres.

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Le fameux slogan altermondialiste « Penser global, agir local » a trouvé un nouveau souffle. Les Soulèvements de la Terre ont en partie insufflé ce vent nouveau dans la lutte écolo depuis leur création en 2021 : ils ont réussi à concocter une alliance de syndicats, d’associations environnementales, de riverain·es, de militant·es plus aguerri·es et de penseur·euses de l’écologie, tout en optant pour des actions très radicales de sabotage – nommées « désarmements » – très médiatisées. Ils ont surtout réussi à coaguler toutes les forces vives contestataires qui existaient déjà, à en associer de nouvelles, et à tirer quelques enseignements des luttes passées, dont celle, majeure, enracinée dans le bocage de Loire-Atlantique, avec les rencontres récurrentes sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Ces luttes forment un horizon commun face à un monde qui empoisonne et détruit le vivant.

G. Azam

« Le mouvement écolo respire différemment selon les périodes : en 2018-2019, on suivait plutôt des organisations comme les Amis de la Terre et Alternatiba avec les marches pour le climat et des actions visant les multinationales, puis il y a eu Extinction Rebellion en 2019, puis des campagnes davantage liées à l’écologie populaire, Dernière Rénovation, et enfin les Soulèvements de la Terre, analyse Gabriel Mazzolini. Preuve que le mouvement est protéiforme et vivant ! »

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« Depuis une dizaine d’années, le mouvement écologiste s’est amplifié et politisé, confirme Geneviève Azam, économiste et ancienne porte-parole d’Attac, publiquement engagée contre l’A69. Ces luttes forment un horizon commun face à un monde qui empoisonne et détruit le vivant, humain et non humain. Et l’une des grandes forces aujourd’hui est d’avoir réussi la jonction entre l’écologique et le social, car même l’argument de l’emploi est de plus en plus démasqué. »

Aujourd’hui, les cheminots défendent leur outil de travail et un intérêt général climatique.

G. Mazzolini

En effet, le mouvement climat a beaucoup progressé sur l’une de ses principales faiblesses : l’entre-soi social. L’effet des gilets jaunes est incontestable dans ce changement de paradigme, mais d’autres partenariats inédits ont éclos : des associations environnementales ont œuvré aux côtés des raffineurs de Grandpuits pour qu’ils reprennent le pouvoir sur la conversion de leur usine face à Total ; l’Alliance écologique et sociale – aussi nommée Plus jamais ça ! – a soutenu en 2020 (2) les ouvriers de la papeterie Chapelle Darblay.

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L’Alliance écologique et sociale était composée en 2020 de Greenpeace, Oxfam, Les Amis de la Terre, Attac, Solidaires, FSU, la Confédération paysanne et la CGT. Cette dernière a quitté la coalition en août 2023.

Cette année, les cheminots et les militants climat ont lancé une campagne énergique pour défendre le fret ferroviaire. « Aujourd’hui, les cheminots défendent leur outil de travail et un intérêt général climatique, puisque, si le rail n’est pas choisi, l’autre option est le trafic routier, donc du béton et une hausse de la pollution de l’air », commente Gabriel Mazzolini.

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Buts communs et complémentarité des tactiques

Pour Chloé Gerbier, l’un des points forts des luttes locales est la quasi-absence de l’opposition habituelle entre les légalistes, les adeptes d’actions non-violentes et les plus radicaux : « Tous ont un but commun : arrêter le projet. Ils ne se posent donc qu’une question : quelle stratégie est la plus habile à mettre en place selon le territoire et la population ? Parfois, il n’y a aucun sens à créer une ZAD car les habitant·es ne sont pas encore prêt·es. Quand le soutien populaire est déjà acquis, des actions ponctuelles d’envergure ou d’occupation sont envisageables, comme pour l’A69 avec les écureuils et les ZAD le long du tracé. »

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La complémentarité des tactiques reste le mot d’ordre dans le mouvement climat. Exemple parfait avec la mobilisation contre l’extension de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. En 2020, des riverains dénoncent les futures nuisances en faisant du plaidoyer local et en interpellant les élus. Puis les organisations climatiques et écologistes rejoignent la lutte et lui donnent une dimension nationale et médiatique, notamment avec le recours à l’action directe : en octobre 2020, 300 personnes s’introduisent sur le tarmac et sont poursuivies en justice.

A69 procès Toulouse
Un globe terrestre symboliquement brûlé, en soutien aux quatre « écureuils » contre l’A69, en procès à Toulouse en janvier 2024. (Photo : Vanina Delmas.)

Quelques mois plus tard, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, déclare le projet « obsolète », tandis qu’une coalition de lutte contre les extensions d’aéroports est créée. Gabriel Mazzolini, qui a participé à la plupart des grandes actions de désobéissance civile de ces dernières années, voire les a organisées, réfléchit de plus en plus à la portée des actions directes : « Nous enchaînons les gestes de désobéissance civile pour cibler les multinationales au moins depuis la COP 21, et ce mode d’action s’est généralisé depuis 2018, engendrant une dilution de son efficacité », souligne-t-il. Le manque de soutien populaire aux actions de Dernière Rénovation en témoigne.

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Autre nouveauté non négligeable : l’attachement aux lieux comme déclic pour passer à l’action. Cet ancrage territorial n’a plus cette connotation négative qui était associée au syndrome Nimby (Not in my backyard : « Pas dans mon jardin »). « Avec la montée de la crise environnementale, on réalise qu’un territoire non artificialisé permet de préserver le vivant et le vivre-ensemble, note Léa Sébastien. Chaque conflit d’aménagement concerne un lieu spécifique, avec une histoire et un patrimoine, mais bien souvent ces projets impactent surtout un coin de nature du quotidien, celui où on se balade le dimanche, où on cueille des champignons, et pas la nature des parcs nationaux. L’attachement aux lieux permet la préservation de cette nature ordinaire. »

Détermination et pouvoir d’action

Ces mutations progressives des modes de pensée et d’action ont parfois été une voie salvatrice pour de nombreux jeunes qui se sont engagé·es corps et âme dans les marches et grèves pour le climat. « On marchait, on luttait pour beaucoup de choses et on n’obtenait rien. C’était dur psychologiquement », raconte Esther Le Cordier, qui a consacré toute son année de première, au lycée, au mouvement Youth for Climate à Nantes.

J’ai enfin pu sortir des crises d’écoanxiété car je comprenais mieux ce qu’il se passait autour de moi.

E. Le Cordier

Pendant cette période, elle se politise à vitesse grand V – notamment en côtoyant la Maison du peuple ouverte par les gilets jaunes –, tente de mener des actions collectives, mais « bloquer un Zara ou ramasser des mégots » n’a pas de sens politique pour elle. « Grâce au mouvement citoyen Nantes en commun, j’ai enfin pu sortir des crises d’écoanxiété car je comprenais mieux ce qu’il se passait autour de moi, et j’avais un vrai pouvoir d’action ! On a créé des lieux de rencontre pour se réapproprier des sujets comme l’énergie ou l’alimentation, qui ont ensuite servi à monter des mouvements sociaux plus grands. »

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Depuis 2022, la jeune femme s’implique dans le collectif Sauvons les Gohards, qui lutte contre le projet d’aménagement de l’écoquartier Doulon-Gohards : la métropole souhaite construire 2 700 logements d’ici à 2035, sur cinquante hectares de terres maraîchères et naturelles. Pour agir plus efficacement, le collectif a rejoint la coalition des jardins populaires en lutte et a bénéficié des conseils des militants des jardins des Vaîtes à Besançon. « Ainsi, on a élaboré un contre-projet qui sera bientôt présenté, et travaillé avec les familles roms menacées d’expulsion car leur terrain doit servir aux mesures compensatoires de “renaturation” du projet. Ce qui est aberrant ! » s’indigne Esther Le Cordier.

Cette vision globale à partir d’un projet de ZAC s’est incarnée le 6 avril lors d’une manifestation qui appelait à faire « front contre la métropolisation » en ciblant tous les enjeux liés à cette politique : l’extraction de sable dans les carrières du département, la stratégie de communication qui « élude les concertations citoyennes mais mise sur le greenwashing et le social-washing », la gentrification, les disparités sociales. Face à ce regain du mouvement écologiste qui n’est plus dupe des politiques faussement écologiques des gouvernements successifs, l’État a choisi la violence. La répression et la criminalisation des militant·es posent de nouveaux dilemmes aux organisations et aux individus.

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Pour Geneviève Azam, cela montre que le système est véritablement à bout de souffle et que la détermination des écolos ne cesse de grandir : « C’est un conflit de mondes. Difficultés supplémentaires : il faut désormais se battre contre un monde qui se veut écologique, et faire face à un conflit des écologies. Mais c’est vivifiant de voir que toutes les illusions liées au développement durable, à la croissance, à la transition énergétique, au technosolutionnisme sont complètement déconstruites dans les luttes locales ! »

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