On réagit! : naissance d’une coalition contre les dérives liberticides
Depuis 2019 et la crise des gilets jaunes, la France est pointée du doigt par plusieurs organismes internationaux pour sa gestion répressive des libertés. Des universitaires, syndicats et ONG souhaitent mener une coalition pour créer un rempart aux dérives liberticides.
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Sommes-nous toujours en démocratie ? Cette question, il y a encore quelques années, pouvait paraître incongrue. Pourtant, de nombreux éléments propres au mode de fonctionnement actuel de notre appareil politique donnent aujourd’hui une résonance particulière à cette interrogation : restrictions de liberté de manifester, recours répétés et décomplexés au 49.3 – 23 utilisations entre mai 2022 et janvier 2024 –, dissolutions et menaces de ministres à l’égard de certaines associations, rappels à l’ordre de plusieurs organisations internationales : la liste des atteintes aux libertés publiques s’allonge au fil du temps et inquiète les observateurs.
Le 26 mars dernier, la Défenseure des droits alertait sur une augmentation de 10 % des réclamations sur l’année 2023. « On observe une sorte de banalisation des atteintes aux droits. Cette fragilisation n’est pas nouvelle, mais elle s’inscrit dans une tendance de fond avec une forme d’accélération », déclarait Claire Hédon à l’AFP. En réaction, une coalition composée d’universitaires, de syndicats et d’ONG – parmi lesquels la CGT, la FSU, Solidaires ou encore Attac – se lance ce jeudi 4 avril (1),« contre le racisme systémique et pour les libertés publiques ». Baptisée On réagit !, cette initiative vise à se pérenniser pour devenir le collectif de référence en matière de lutte pour la démocratie.
Forum de la coalition pour la défense des libertés publiques et contre le racisme systémique, 4 avril, 18 h 30, Bourse du travail, salle Henaff, Paris 11e.
L’origine de ce mouvement vient d’une prise de conscience, selon l’économiste Pierre Khalfa, l’un des architectes de cette initiative : « Nous sommes partis du constat suivant : la question des atteintes aux libertés publiques est largement sous-estimée dans le débat public. C’est un mouvement long, dont la spécificité est qu’il n’y a jamais eu d’attaque frontale : il s’est établi par glissements successifs », explique-t-il. Pour lui, les différents gouvernements auraient profité des inquiétudes nées du risque terroriste pour remettre en cause certains droits.
L’économiste craint que l’argument sécuritaire constitue une porte d’entrée pour l’installation de mesures liberticides : « On a mis dans le droit commun les dispositions de l’État d’urgence. Pour les JO, des outils de reconnaissance faciale liés à l’intelligence artificielle seront mis en place, on peut douter du fait qu’ils seront supprimés ensuite. Petit à petit, on assiste à un changement de régime juridique, sans lui opposer de riposte d’ampleur », s’inquiète-t-il.
Petit à petit, on assiste à un changement de régime juridique, sans lui opposer de riposte d’ampleur.
P. Khalfa
Avec On réagit !, Pierre Khalfa espère lancer un mouvement organisé, pluraliste et unitaire, qui puisse à la fois peser sur la scène politique et infuser dans l’ensemble de la société. Avec un double objectif d’ores et déjà défini : articuler les processus de mobilisation et constituer un centre de ressources juridiques sur les questions des libertés. « Nous espérons devenir une sorte de référence, à la fois en termes de capacité de mobilisation et de ressources intellectuelles », glisse-t-il.
Les quartiers populaires, laboratoires des atteintes aux libertés publiques
Le mouvement endosse aussi une vocation de lutte contre le racisme systémique. Selon Pierre Khalfa, les quartiers joueraient un rôle de laboratoire dans les atteintes aux droits : « Il existe un rapport étroit entre cette question et les atteintes aux libertés publiques. Les mobilisations pour Nahel ont montré à quel point on pouvait avoir des problèmes liés à la question du racisme systémique. Ce sont sur les populations racisées des quartiers populaires que les dispositifs de répression policière ont été testés puis appliqués. Ils ont ensuite été transposés sur les milieux militants et syndicaux, puis dans la société dans son ensemble. »
Pour Willy Pelletier, sociologue et membre de la coalition, « les quartiers sont des lieux d’expérimentation des nouvelles manières de surveiller et de punir. Dans les façons d’humilier, de nasser, les gardes à vue systématiques aux motifs imprécis… Aujourd’hui, qui va manifester joyeusement et sans la peur au ventre ? Voilà où nous en sommes rendus dans notre système démocratique. »
Le « modèle » français, une lente dérive vers une démocratie imparfaite
La coalition On réagit ! est loin d’être la seule à porter un jugement sévère sur le « modèle » français. Dès 2021, The Economist rétrogradait la France dans son classement du statut de « full democracy » à celui de « flawed democracy ». Depuis plusieurs années, les signes d’une dérive vers cette démocratie imparfaite se multiplient. Parmi les exemples les plus frappants de cette tendance, on retrouve la répression brutale des mouvements sociaux tels que les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites ou la mobilisation de Sainte-Soline.
Ces mouvements avaient été marqués par de nombreux usages disproportionnés et des violences policières, et les images de gaz lacrymogènes, de canons à eau et de violences physiques contre des manifestants avaient choqué le monde entier. Plus récemment, la répression et parfois l’interdiction des manifestations en solidarité avec la Palestine ont remis en question le droit même de manifester.
Ces atteintes ont valu à la France plusieurs rappels à l’ordre. Un des derniers en date est venu du Conseil de l’Europe, qui s’est inquiété d’un « usage excessif de la force » à l’égard du mouvement social contre la réforme des retraites. En mars 2019, la haute-commissaire aux Droits de l’homme de l’ONU avait appelé le gouvernement français à enquêter sur les violences policières commises lors des manifestations des gilets jaunes.
En parallèle, les attaques contre les associations n’ont cessé de croître. La plupart se sont matérialisées sous forme de menaces de retrait de subventions. En avril 2023, Gérald Darmamin avait laissé planer le doute sur celles allouées à la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui avait dénoncé la possible entrave faite aux secours pour accéder aux personnes blessées lors de la manifestation de Sainte-Soline. L’association avait finalement récolté 30 000 euros de dons en 24 heures.
En février dernier, la ministre déléguée (chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations) Aurore Bergé avait explicitement menacé certains collectifs féministes – parmi lesquels NousToutes – de supprimer leurs subventions pour des « propos ambigus » tenus sur les attaques du 7 octobre. D’autres associations ou collectifs, comme Alternatiba ou Anticor, ont également subi ces pressions du champ politique. Certaines ont même vu leur dissolution prononcée : le Collectif contre l’islamophobie en France ou encore les Soulèvements de la Terre – finalement annulée par le Conseil d’État.
Un anti-intellectualisme d’État
Au-delà du champ associatif, les attaques du gouvernement à l’encontre du champ universitaire se sont banalisées. Depuis 2017, plusieurs ministres n’hésitent pas à employer des concepts dénués de fondement. Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, dénonçait« les ravages de l’islamo-gauchisme à l’université ». En février 2021, la ministre chargée de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, lui emboîtait le pas, déclarant que l’islamo-gauchisme était « un phénomène qui gangrène la société dans son ensemble ».
La priorité n’est plus la véracité des mots, mais leur capacité à façonner les perceptions.
Le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qu’elle avait sollicité pour une enquête, avait alors insisté sur le fait que ce terme ne correspondait à aucune réalité scientifique. L’affaire de Science Po est le dernier exemple en date qui montre que le champ politique tente de s’immiscer à l’université, où le Premier ministre Gabriel Attal dénonçait « une lente dérive liée à une minorité agissante ». Mais, une fois de plus, les faits que sont censés désigner ces éléments de langage n’ont jamais été démontrés.
Cette rhétorique, visant à employer des termes sensationnalistes et anxiogènes pourtant dénués de toute scientificité, est particulièrement gênante pour le sociologue Éric Fassin, qui parle d’anti-intellectualisme d’État. L’utilisation du terme « d’écoterroriste » par Gérald Darmanin pour qualifier les militants écologistes des Soulèvements de la Terre en est la parfaite démonstration : la priorité n’est plus la véracité des mots, mais leur capacité à façonner les perceptions, quitte à sacrifier les faits sur l’autel de la persuasion.