« Développer toutes les mutineries contre la classe dominante »

Peter Mertens, député et secrétaire général du Parti du travail de Belgique, publie Mutinerie. Il appelle à multiplier les mobilisations contre l’Europe néolibérale et austéritaire sur tout le Vieux Continent.

Olivier Doubre  • 17 avril 2024 abonné·es
« Développer toutes les mutineries contre la classe dominante »
"Si on ne perd pas la capacité de se mobiliser collectivement, on peut rompre avec cette représentation, trop fréquente, d’une classe dominante trop puissante et d’une classe travailleuse trop faible."
© Maxime Sirvins

Mutinerie. Comment le monde bascule, Peter Mertens, traduit du néerlandais par Architekst, Éditions Agone, 312 pages, 17 euros.

Peter Mertens est né en 1969 à Anvers, ce sociologue devient président du Parti du travail de Belgique (PTB) (1) à l’issue du « congrès du renouveau » de 2008. Il conduit alors un renouvellement des propositions du parti, élargissant fortement sa base électorale. Ses succès le font élire en tant que conseiller communal à la mairie d’Anvers, et le parti, au cours des années 2010, réussit de fortes percées au niveau local, régional et fédéral. Peter Mertens cède la présidence du PTB à Raoul Hedebouw en 2022 et devient secrétaire général du parti. Ses ouvrages connaissent de vrais succès de librairie, tant en Flandre qu’en Wallonie, en se plaçant souvent parmi les meilleures ventes de non-fiction.

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Seul parti à gauche des socialistes belges, il est crédité aujourd’hui de 18 % des voix en Wallonie, de 15 % à Bruxelles et de plus de 10 % en Flandre.

Les Français sont très peu au fait de la vie politique belge. Qu’est-ce que le Parti du travail de Belgique, que vous dirigez, et conclut-il des alliances politiques ?

La Belgique est un petit pays, entre l’Allemagne et la France. Le Parti du travail de Belgique (PTB) existe depuis 1979, et nous avons tenu un congrès important, dit de « renouveau », en 2008. Nous sommes restés un parti communiste, marxiste et révolutionnaire, mais, depuis 2008, nous avons décidé de nous concentrer sur les sujets politiques actuels, et souhaitons accentuer notre influence dans les classes travailleuses d’aujourd’hui. Cela nous a permis de grandir assez vite depuis cette date et d’accroître notre influence, tant sur le plan électoral que dans les mobilisations.

Il est crucial pour nous de rompre avec la politique européenne actuelle, qui ne peut que nous mener à une catastrophe annoncée.

Nous ne participons pas à des exécutifs, pas plus locaux qu’au niveau fédéral, en dehors de deux municipalités. Car nous ne pensons pas que, dans le contexte actuel, face à cette Union européenne néolibérale, on puisse apporter des changements en profondeur. Alors qu’approchent des élections européennes, mais aussi fédérales et régionales en Belgique, nous menons campagne pour un choix de rupture avec cette Europe et la poursuite de sa politique d’austérité, qui est liée à une politique de militarisation.

D’un côté, l’Europe demande à la Belgique d’économiser 4,5 milliards d’euros par an sur ses dépenses publiques mais, de l’autre, on lui demande d’investir 5 milliards d’euros supplémentaires pour l’Otan. Je souligne ce point car, dans bon nombre de pays européens, l’exigence de réduire les dépenses publiques est couplée à la hausse des dépenses militaires, qui sera financée sur le dos des assurances sociales, des retraites et, plus largement, des systèmes de protection sociale.

La politique européenne actuelle ne peut que nous mener à une catastrophe annoncée.

Nous soulignons donc la gravité de cette politique austéritaire qui risque fort d’entraîner une crise beaucoup plus aiguë que celle de 2015 en Grèce, notamment du fait de ce carcan budgétaire et militaire. Il est donc crucial pour nous de rompre avec la politique européenne actuelle, qui ne peut que nous mener à une catastrophe annoncée, sans même parler de la question écologique et climatique, qui la rend encore plus inévitable.

Juste pour préciser les choses : le PTB était bien maoïste au départ ?

Oui, jusqu’en 2008, nous appartenions à la tradition maoïste du mouvement ouvrier. C’était surtout la génération avant la mienne. Mais en 2008 nous avons décidé, en tant que parti communiste, de nous axer sur le XXIe siècle, donc de laisser derrière nous ces références un peu anciennes. Et de nous ouvrir à tous les mouvements sociaux qui favorisent la prise de conscience des gens. L’idée était de conserver notre colonne vertébrale de parti révolutionnaire, mais en développant un corps souple.

Vous publiez aujourd’hui un livre intitulé Mutinerie. Que veut exprimer ce titre ?

Je veux d’abord faire référence au mouvement auquel nous assistons parmi les pays du Sud global, qui pour beaucoup refusent désormais de suivre les ordres de Washington. Il y a une sorte de mutinerie dans ce refus de répondre aux injonctions des dominants dans le global system. Plus largement, ce terme traduit l’idée d’une résistance à l’ordre néolibéral mondial, qui n’est sans doute pas encore consciente et organisée. Le livre ne s’intitule pas « lutte de classes » (ou je ne sais quoi d’autre), pour bien montrer qu’il s’agit d’une première phase de refus, déjà importante, mais pas encore construite. Elle peut prendre beaucoup de voies diverses. Elle existe en France, aux États-Unis, au Royaume-Uni, dans le Sud global et dans d’autres endroits, mais c’est bien une phase débutante de refus du système mondial aujourd’hui en place.

S’agit-il d’un constat ou d’un appel à la mutinerie ?

Un peu des deux ! À gauche, en Europe, beaucoup de personnes sont en proie à une certaine forme de dépression ; elles expliquent combien nos ennemis, l’impérialisme, les fachos, etc., sont forts. Je suis fatigué d’entendre ce défaitisme. Pour nous, la gauche, dans un sens très large, doit éduquer, émanciper, enthousiasmer les gens, surtout les renforcer, et non les rendre plus faibles ou encore plus impuissants. En ce sens, ce livre est en effet une tentative, ou en tout cas un appel à la mutinerie, non pas individuelle, mais bien de façon collective.

La gauche se focalise trop sur sa propre dépression et ne parvient pas à mettre en lumière toutes les mobilisations et luttes en cours.

Il y a d’ailleurs un problème de narration sur tout ce qui se passe en Europe, puisque cette gauche « dépressive » se concentre sur tout ce que fait la droite néolibérale européenne. Elle ne parvient pas à raconter ce qui se passe vraiment – comme le fait, par exemple, qu’il y a davantage de travailleurs syndiqués en Angleterre aujourd’hui que dans les années 1980. Cette question de la narration est un vrai handicap à gauche. La gauche se focalise trop sur sa propre dépression et ne parvient pas à mettre en lumière toutes les mobilisations et luttes en cours. Nombre de ces mutineries sont encore balbutiantes, pas assez développées ou organisées, mais je suis favorable à ce que les gens y participent le plus possible.

« À gauche, en Europe, beaucoup de personnes sont en proie à une certaine forme de dépression ; elles expliquent combien nos ennemis, l’impérialisme, les fachos, etc., sont forts. Je suis fatigué d’entendre ce défaitisme. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Au début du livre, vous consacrez une assez longue partie aux questions d’alimentation. Est-ce pour vous le sujet où les inégalités sociales se voient le plus crûment ?

Lorsque j’étais en Allemagne, on m’a expliqué que 10 % des familles ne disposent pas d’une alimentation suffisamment nourrissante chaque jour. Une famille sur dix, donc, dans un pays super-riche ! Avec la pandémie de covid-19, puis la guerre en Ukraine depuis 2022, on a vu que les prix de l’énergie, mais aussi ceux des denrées alimentaires, ont augmenté d’une façon telle que ce ne sont plus aujourd’hui seulement les exclus et les précaires, mais aussi une bonne part de la classe travailleuse, partout en Europe, qui réduisent leurs achats de nourriture.

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Je cite dans mon livre une infirmière anglaise qui m’a expliqué que, dans les hôpitaux britanniques, les banques alimentaires n’étaient pas, comme je le pensais, destinées aux patients les plus défavorisés mais au personnel hospitalier. Je pourrais multiplier ce type d’exemples. C’est la réalité aujourd’hui partout en Europe, alors qu’une caste politique vient nous dire que c’est à cause de la guerre, ou de la malchance, ou de la volonté divine que tout devient plus cher, voire que c’est de notre faute car nous avons des salaires trop bas.

Or nulle part en Europe les salaires n’augmentent, et on se demande bien comment des salaires qui font perdre du pouvoir d’achat seraient responsables de l’augmentation des prix ! On sait bien que de grands monopoles ou multinationales, grâce à leur position oligarchique, fixent les prix au détriment de millions de familles dans le Nord et encore plus dans le Sud global. Et, aujourd’hui, c’est bien cette oligarchie mondiale qui utilise la guerre pour se positionner au mieux et augmenter ses profits dans le domaine de l’énergie comme dans le secteur alimentaire. C’est une politique perfide, d’un immense cynisme.

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Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, en février 2022, on a observé une forte hausse du prix des grains, notamment dans le Sud, dont la cause principale est la spéculation. Cela s’est passé de la même façon pour le gaz, les États-Unis faisant pression en ce sens, avec les sanctions contre la Russie, pour pouvoir exporter leur gaz liquéfié produit à partir du gaz de schiste, extrêmement polluant et cher. Tout cela est le résultat de choix politiques bien précis.

La guerre en Ukraine a été au centre de tout ce processus, que ce soit comme une excuse ou un moyen, classique pour le capitalisme (selon Marx), pour relancer l’économie et les marchés. Quelle analyse faites-vous de cette guerre à l’Est ?

Tout d’abord, avec la guerre, les États-Unis ont forcé l’Union européenne à suivre leur logique, ce qui en fait les grands gagnants sur le plan économique. Je viens de rappeler comment ils peuvent désormais vendre leur gaz de schiste, qui était invendable en Europe avant le conflit. Ils fournissent également plus d’armes que jamais, notamment aux pays européens. Avec l’Inflation Reduction Act, ils ont développé une politique de subventions énormes qui, au prétexte de réduire l’inflation, est en fait un vaste programme de soutien aux monopoles privés et autres multinationales, afin que ceux-ci quittent l’Europe et viennent investir outre-Atlantique.

Toute une caste politique européenne n’a d’autre vision que de se placer à la remorque des États-Unis.

L’Union européenne est donc le grand perdant de toute cette affaire, en premier lieu sa population, à cause d’une élite politique qui ne raisonne qu’à court terme. Les États-Unis veulent maintenant lancer une nouvelle guerre commerciale contre la Chine, en imposant à l’Europe de choisir son camp, dans une sorte de nouvelle guerre froide. Nous disons, nous, que l’Europe et sa population n’ont absolument rien à gagner dans ce nouveau « campisme ». Et que l’UE doit développer sa propre vision, en multipliant le plus de partenaires possible, sans choisir un alignement inconditionnel et unilatéral derrière les États-Unis.

« L’âge de la retraite en France est demeuré plus bas que dans nombre d’autres pays européens. Et c’est, sans aucun doute, dû aux mobilisations collectives chez vous. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Selon moi, ce processus ne se limite pas à l’Ukraine, et cette guerre froide avec la Chine risque de devenir une vraie guerre avec la question de Taïwan. Nous n’avons rien à gagner à participer au jeu de Washington, or toute une caste politique européenne n’a d’autre vision que de se placer à la remorque des États-Unis.

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Enfin, quand j’entends Emmanuel Macron et les autres dirigeants se mobiliser pour l’Ukraine, je ne peux m’empêcher de me dire que ceux qui risquent d’être tués sur le front, là-bas, ne seront pas les enfants des classes privilégiées mais des jeunes des classes populaires, comme de tout temps dans toutes les guerres. J’ai peur d’une troisième guerre mondiale, avec la militarisation de l’économie qui se fait jour. Depuis peu, il y a des formations militaires dans les écoles allemandes. Et des colonels remplacent un peu partout les journalistes sur les plateaux de télévision.

En France, malgré une longue tradition de fortes mobilisations collectives, le mouvement social a perdu sur la question des retraites en 2003, en 2010 et en 2023, après avoir perdu sur la loi travail en 2016. On a donc l’impression que les mouvements sociaux ne parviennent plus à contrer les volontés du capital d’accroître ses profits en abaissant les droits des travailleurs. Comment faire ?

Je ne suis pas aussi pessimiste. En Belgique, l’âge de départ à la retraite est à 67 ans, donc plus tardif que dans votre pays. Je crois que c’est dû au fait qu’il y a eu plus de mobilisations en France. C’est donc une question de rapport de force – ce que le capital ne peut ignorer. Mais je crois aussi à une certaine construction symbolique, dans le sens où, si on peut perdre sur des revendications économiques, on peut néanmoins gagner sur le plan social ou symbolique.

Les dirigeants actuels ont très peur d’une riposte d’envergure. Leur pouvoir est en fait fragile et ils le savent.

Si on ne perd pas la capacité de se mobiliser collectivement, on peut rompre avec cette représentation, trop fréquente, d’une classe dominante trop puissante et d’une classe travailleuse trop faible. Il s’agit aussi d’une question d’imaginaire, ou plutôt de narration : les dirigeants actuels savent qu’on ne peut pas continuer comme cela, avec les deux grands fondements de leur pouvoir que sont la militarisation et l’austérité. Et ils ont très peur d’une riposte d’envergure. Leur pouvoir est en fait fragile et ils le savent.

Vous pensez que la classe dominante a peur des mutineries ?

Absolument ! Un échec peut cacher des victoires futures. Et éviter de nouvelles attaques. Car, malgré les offensives régulières du patronat, l’âge de la retraite en France est demeuré plus bas que dans nombre d’autres pays européens. Et c’est, sans aucun doute, dû aux mobilisations collectives chez vous.

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