« La social-démocratie paye très cher sa trahison »

L’eurodéputé belge écologiste Philippe Lamberts porte un regard sans concession sur la gauche, en recul partout dans l’Union européenne, coupable d’avoir abandonné la cause de la justice sociale.

Patrick Piro  • 3 avril 2024 libéré
« La social-démocratie paye très cher sa trahison »
Philippe Lamberts, à Thessalonique, le 4 mai 2012.
© SAKIS MITROLIDIS / AFP

« Pas fatigué, ni aigri », mais il l’avait annoncé : il ne ferait pas carrière dans la politique. Après trois mandats au Parlement européen, où il s’est distingué par sa détermination à lutter contre la finance reine et à défendre la justice sociale, Philippe Lamberts, membre du parti belge Écolo, ne se représente pas aux élections européennes de juin.

Quelle responsabilité porte la gauche dans sa perte d’influence généralisée dans l’Union européenne ?

Il faut rechercher les racines de la désaffection citoyenne à l’égard des différentes composantes de la gauche dans les années 1980 et 1990, quand la force principale de celle-ci en Europe, à savoir la social-démocratie, renonce graduellement à son agenda de transformation sociale. Pièce par pièce, la plupart des partis qui la composent rejoignent l’agenda néolibéral et sa doctrine du « tout au marché », qui perçoit l’État comme perturbateur de son équilibre général.

La social-démocratie britannique franchit le pas la première, avec Tony Blair. Puis le mouvement se propage en Scandinavie, en Allemagne avec Gerhard Schröder, aux Pays-Bas, en Belgique. Et en France bien sûr, où l’une des mesures les plus emblématiques est le cadeau fait par François Hollande aux détenteurs de capitaux, avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) – 20 milliards d’euros par an sans obligation de création d’emplois à la clé.

On a vu ces partis adopter des réformes fiscales antiredistributives, déréguler le marché du travail, affaiblir les syndicats.

On a vu ces partis adopter des réformes fiscales antiredistributives, déréguler le marché du travail, affaiblir le pouvoir de négociation collective des syndicats. Ce revirement idéologique et politique est une lame de fond, qui va progressivement éloigner l’électorat traditionnel de la gauche de ses principaux représentants. Et on n’en est toujours pas sorti !

Le 23 avril prochain, la majorité des partis sociaux-démocrates s’apprêtent à voter, au Parlement européen, la révision des règles budgétaires européennes dans le sens de la réduction du rôle de l’État dans l’économie – et donc dans la société. Les Italiens, les Espagnols, les Allemands et les Scandinaves vont tous voter comme un seul homme – les Français, les Belges et les Néerlandais n’en sont pas – la remise en vigueur de règles budgétaires d’inspiration parfaitement néolibérale.

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Autre exemple, la manie des sociaux-démocrates européens de défendre les grandes banques systémiques et leurs privilèges, envers et contre tout. Je l’ai observé en commission économique et monétaire avec constance depuis quinze ans. Dans la foulée de la grande crise financière de 2007-2008, lorsque l’on discutait de la réforme des règles bancaires, la principale négociatrice socialiste à l’époque, devenue entre-temps commissaire européenne, défendait une garantie illimitée des dépôts bancaires ! Pour le travailleur qui a péniblement économisé 10 000 euros, ce qui est louable, comme pour le nanti qui a laissé traîner 35 millions de cash dans une grande banque cotée en Bourse !

Au nom de quoi, en cas de crise bancaire, le contribuable devrait-il se retrouver in fine garant du dépôt des détenteurs de capitaux ? Cette trahison de l’idéal d’une société plus juste, ça se paye à un moment, et ça se paye cher.

Et la composante verte de la gauche ne se montre-t-elle pas également impuissante à convertir sa croissance en conquête du pouvoir ?

Aux élections de 2019, nous avons connu notre meilleur résultat historique. Cela dit, il y a des hauts et des bas. Ce qui nous empêche de croître plus encore, c’est ce sentiment persistant que les Verts sont des bobos plus soucieux des arbres et des oiseaux que des êtres humains, et en particulier des fractions les plus défavorisées de la société. Ils ne comprendraient pas ce que les gens ordinaires vivent. Certes, la composition sociologique des troupes ­écologistes, en Europe, ce sont plutôt des gens aisés et d’un haut niveau d’éducation.

Une partie de l’électorat de gauche traditionnel considère que le combat pour la justice sociale n’est pas pris à bras-le-corps par l’écologie politique.

Cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne se préoccupent pas de justice sociale. Mais il subsiste cette perception que l’enjeu de l’injustice sociale n’empêche pas les Verts de dormir. Et vous avez parfois chez certains cette idée qu’il ne faut pas que la transition écologique aggrave le sort des plus défavorisés. Mais l’enjeu de l’injustice sociale se justifie de lui-même, en dehors de l’existence d’un enjeu climatique ! Autrement dit : la lutte contre les injustices doit être consubstantielle de l’écologie politique, de premier ordre et pas conjoncturelle.

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D’ailleurs, les victimes du changement climatique et de la destruction environnementale sont souvent les mêmes, du fait d’un système économique qui favorise les détenteurs de capitaux au détriment de tous les autres. Une partie de l’électorat de gauche traditionnel considère donc, à tort ou à raison, que le combat pour la justice sociale n’est pas pris à bras-le-corps par l’écologie politique.

Comment expliquer, pour la social-démocratie, cette adhésion au néolibéralisme qui s’apparente à une trahison ou à du sabotage ?

Même si ce n’est pas uniforme en Europe, le sentiment de culpabilité d’être perçue comme peu sérieuse sur la question des finances publiques et de l’économie a joué. Pour gagner ses galons de respectabilité, il s’est alors agi de raccrocher le wagon idéologique dominant en matière d’économie. Et puis il y a eu une forme de notabilisation du personnel politique social-démocrate, très largement devenu carriériste, dont le profil sociologique s’est de plus en plus déplacé vers les classes supérieures éduquées.

L’une des dérives de la gauche est d’avoir surcompensé l’abandon du combat pour la justice sociale par la défense des minorités.

Carriérisme et homogénéité sociologique : le risque d’enfermement dans une bulle éloignant du réel est bien plus élevé que si l’on a un parcours de vie plus diversifié. On peut dire cela aussi de certains Verts. De plus, la gauche a accepté une sectorisation de son périmètre : chacun sa niche ; le social, c’est pour les socialistes ; l’environnement, c’est pour les environnementalistes. Finalement, on ne travaille que sur un élément du puzzle, mais pas sur le puzzle complet de la transformation.

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D’ailleurs, la gauche n’a-t-elle pas été en retard dans la compréhension des enjeux nouveaux de l’époque – écologie, féminisme, discriminations, etc. ?

L’une des dérives de la gauche est d’avoir surcompensé l’abandon du combat pour la justice sociale par la défense des minorités. Comme si la justice sociale résultait de l’addition de ces luttes, alors qu’elle est un combat pour l’égale dignité de tous les êtres humains sans exception. Autrement dit, un métallo blanc de 50 ans victime de la délocalisation n’a pas moins de légitimité à être défendu qu’une caissière racisée dans un supermarché. Le combat pour la défense des minorités est justifié en tant que tel, mais il ne saurait être un substitut au combat général pour la justice et l’égalité.

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