Réforme de l’assurance-chômage : « Ça va détruire nos vies »
Emplois précaires, discrimination par l’âge, baisse des droits et future suppression de l’allocation de solidarité spécifique : des chômeurs racontent à Politis l’angoisse et la galère de la recherche d’emploi, que les réformes des quinquennats Macron n’ont fait qu’empirer.
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Pour la CFDT, une nouvelle réforme de l’assurance-chômage relève de « la politique fiction » Assurance-chômage : « C’est la réforme de trop ! » Une étatisation dangereuse La perpétuelle chasse aux pauvres du gouvernement« Ce matin, la conseillère Pôle emploi m’a demandé : ‘Quel est votre projet ?’ Moi, j’ai été terre à terre, j’ai dit que mon projet, c’était de manger. Trouver un travail stable et régulier, et pouvoir manger. » D’un ton doux et assuré, Karl* raconte vingt ans de précarité. Après une carrière dans l’industrie musicale, il a pointé dans une radio, à la télé, trimé dans l’immobilier, tiré des photographies scolaires ou la trombine de touristes devant le Louvre, a postulé comme opérateur de hot-line téléphonique, gardien de parking, agent de sécurité ou encore homme à tout faire pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris cet été. Passé « en mode survie », il répond mécaniquement à des offres adressées par « des sites comme LinkedIn, qui se font de l’argent en ramenant des candidats à des postes pour lesquels on n’a aucune chance ».
Tous les prénoms des demandeurs d’emploi ont été changés, à leur demande.
Pas le choix. Karl émarge souvent à 400 euros ou 500 euros par mois, pour le même montant de charges fixes, comme photographe free-lance au service d’agences immobilières. « On est plusieurs sur le coup. On reçoit un SMS avec une proposition, et si on ne l’accepte pas dans les 30 secondes, c’est pris par un autre. » À 25 euros net le shooting, souvent à plusieurs heures de chez lui, en banlieue parisienne. « Si j’ai faim et que je m’arrête dans un McDo, ou que j’ai envie d’aller aux toilettes et paye un café, il n’en reste pas grand-chose, de ces 25 euros. Et puis, il faut payer le transport. » Pris dans une spirale entre RSA et emploi instable, il s’inquiète : « Je vais devoir travailler jusqu’à 67 ans, mais comment faire si personne ne veut de nous ? »
On nous met la pression à un moment où nos parents commencent à tomber malades et à devenir dépendants.
Karl
À 57 ans, Karl est certain que « la sélection par l’âge est évidente, même si personne ne l’avoue ». Il observe, dépité, les réformes des quinquennats Macron : quinze heures d’activité obligatoires au RSA, report de l’âge de départ à la retraite, annonce de la suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et de la baisse de la durée d’indemnisation des seniors. « On nous met la pression à un moment où nos parents commencent à tomber malades et à devenir dépendants », soupire-t-il.
Il y a dix ans, il place sa mère, souffrant de Parkinson, en Ehpad privé : « Je n’avais pas 10 euros en poche et je devais leur verser 1 000 euros par mois. J’ai vidé l’assurance-vie de ma mère, qu’elle pensait avoir économisée pour son fils unique. » Jusqu’à être étranglé par les dettes : « Une dame chargée du recouvrement pour l’Ehpad m’a dit : ‘Monsieur, si vous ne payez pas, je vous mets votre mère sur le palier’. » Il laisse glisser un silence. « C’est violent. Au début, on ne dort plus. Et puis on se dit qu’on éteint un incendie après l’autre. Vous cherchez du travail partout, mais chaque demande, c’est le risque d’un énième refus, qui nous dit qu’on n’est rien, que la société ne veut plus de nous. »
Devant l’agence France Travail du treizième arrondissement de Paris, Marie est saisie par la même angoisse : « Je vais avoir 60 ans cet été, ça sera fini pour moi. » Arrivée en France au début des années 1990, elle n’a jamais cessé de travailler et a acquis la nationalité française. Et puis, il y a un an, un licenciement économique lui tombe dessus, elle n’en dort plus « pendant des semaines ». Le maintien de son salaire s’arrête à la mi-avril. Ensuite, « ce sera un chômage de 900 euros pour 700 euros de loyer ».
Pas un jour ne passe sans qu’elle écume la ville, « à poser des CV dans des boutiques », forte de treize ans d’expérience comme vendeuse, et à postuler « à tout : garde d’enfants, ménage dans des bureaux, travail de nuit, etc. Sauf le soin aux personnes âgées. J’ai trop mal au dos, je ne pourrais plus porter une dame de son lit à sa chaise, ou la relever si elle tombe ». Marie sait aussi que son âge joue contre elle. « Quand les employeurs ne savent pas que j’ai 59 ans, tout va bien, mais ensuite… »
Quand les employeurs ne savent pas que j’ai 59 ans, tout va bien, mais ensuite…
Marie
Elle se reprend : « Pourtant, je ne suis pas malade, je suis en pleine forme, je peux travailler. Ça me fait mal de demander des aides, j’en ai honte. » Coïncidence troublante, passant d’un pas pressé devant les portes vitrées barrées d’un immense « Pôle emploi », un homme bien mis lâche nonchalamment au téléphone : « Je m’occupe d’abord du droit des affaires, c’est le plus important. Le droit social, on verra ensuite. »
« Ce qu’ils veulent, c’est que les gens abandonnent »
« Dire qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail, c’est le signe soit d’une méconnaissance crasse de la réalité, soit d’une idéologie manipulatoire. Dans les deux cas, c’est grave », pose Marie-Ève Humery, rédactrice en chef du journal Vaincre le chômage, édité par le Comité chrétien de solidarité avec les chômeurs (CCSC). Avec d’autres associations, le CCSC a publié en 2022 le livre blanc Paroles de chômeurs.
« Ce dont ils parlent, c’est de problèmes de santé, de logement, de mobilité et d’éloignement des bassins d’emplois, de postes pas adaptés ou précaires, de parcours hachés, dans un contexte où il y a quelques centaines de milliers de postes vacants pour des millions de chômeurs », liste la bénévole, pour qui « les réformes de l’assurance-chômage passent comme une lettre à la poste dans le flux des informations, et on n’en prend la mesure que lorsqu’on y est confronté ».
Les réformes de l’assurance-chômage passent comme une lettre à la poste dans le flux des informations.
M.E. Humery
Nour, travailleuse sociale bretonne de 28 ans, en sait quelque chose. Victime « de souffrance au travail et de harcèlement », elle démissionne d’un CDI, son employeur refusant une rupture conventionnelle. En reconversion, elle suit une formation d’une semaine par mois et ne peut intercaler que de l’intérim et des contrats courts. Un CDD de quatre mois, avant sa formation, aurait pu lui assurer une allocation-chômage bien supérieure à ses 634 euros de RSA, mais l’ouverture des droits a été portée à six mois en 2021.
Sa formation achevée, elle se trouve dans « une situation absurde » : « France Travail va examiner ma demande d’ouverture exceptionnelle de droits, mais ça ne sera pas avant mai. Sauf que je ne m’en sors pas avec le RSA, je dois travailler, même si ça ne correspond pas à ma reconversion. Le problème, c’est qu’avec la prise en compte des jours non travaillés [dans le mode de calcul du salaire journalier de référence, depuis 2021, N.D.L.R.], bosser va me faire chuter mon allocation ! Mon conseiller France Travail m’a même dit qu’il serait plus stratégique de ne pas bosser avant mai ». « C’est absurde, soupire Nour, résignée. Je ne compte plus sur le chômage pour lequel j’ai cotisé. C’est exactement ce qu’ils veulent : que les gens abandonnent. »
L’allocation de solidarité spécifique, « une aide vitale »
« On voit passer tant de personnes découragées ou qui ont perdu confiance en elles, confirme Étienne, bénévole depuis plus de quinze ans à l’association Solidarités nouvelles face au chômage (SNC). Certaines ont été cassées par le travail, d’autres sont isolées après un, deux, trois ans sans emploi. » Dans le local où il tient une permanence au Foyer de Grenelle, dans le quinzième arrondissement de Paris, il passe en revue le CV des personnes accompagnées.
On voit des gens qui souffrent et se détruisent dans la recherche d’emploi.
N. Hanet
« Cette dame, là, elle a deux enfants à charge, des diplômes, elle ne s’en sort pas. À la fin de notre entretien, elle m’a confié en baissant les yeux qu’elle avait fait un burn-out. Elle n’osait pas le dire. » « On voit des gens qui souffrent et se détruisent dans la recherche d’emploi, abonde la présidente du SNC, Nathalie Hanet. Réduire la durée et le montant des allocations n’a pas de sens. On ne fait pas société en désignant les bons et les mauvais pauvres, les bons et les mauvais citoyens. »
Au chômage depuis plusieurs années et en situation de handicap, Abdel bouillonne : « Dire qu’il suffit de chercher du travail, ça marche pour les cols blancs, par pour nous, en bas de l’échelle. C’est facile pour eux de dire que le travail émancipe, mais moi, le travail [manuel et en horaires décalés], ça m’a rendu fou, ça m’a détruit. » Installé dans le Grand Est, Abdel raconte « envoyer plein de CV sans réponse ». Il craint surtout la suppression de l’ASS, « une aide vitale » qui lui permet de cotiser pour sa retraite (ce qui n’est pas le cas du RSA) et de « garder la tête hors de l’eau », en complément de l’allocation aux adultes handicapés.
« L’autre, là [Gabriel Attal], il lâche ça et ensuite plus rien, pas de précision, rien ! On n’a pas de nouvelles pendant des semaines, alors que ça va détruire nos vies », tonne-t-il. L’annonce du Premier ministre a été un coup de tonnerre, rendu insoutenable par l’incertitude. Une tragédie dans le silence, teinté « de mépris », estime Abdel. De l’ordre de celui que peignait Annie Ernaux dans son Journal du dehors (Gallimard, 1993) : « Les chômeurs ne suscitent qu’indifférence. C’est du malheur lent, isolé, aux raisons multiples, qui ne fait pas spectacle. »