Quand la violence devient familière

Dans une enquête ethnographique menée au plus près des combattants en Ukraine et en Syrie, le chercheur Romain Huët s’efforce d’« effleurer le monde » de ces hommes et de ces femmes ordinaires devenus guerriers à cause des événements touchant leur pays.

Olivier Doubre  • 3 avril 2024 abonné·es
Quand la violence devient familière
Combattants ukrainiens sur le front de l’est de la région de Luhansk, le 31 mars 2024.
© Wolfgang Schwan / ANADOLU / AFP

La guerre en tête. Sur le front, de la Syrie à l’Ukraine, Romain Huët, PUF, 416 pages, 18 euros.

Gilles Deleuze expliquait, dans son célèbre Abécédaire, son concept de « devenir-révolutionnaire ». Il prend à l’époque, dans les années 1980, l’exemple des Sud-Africains face au régime raciste et d’oppression de l’apartheid, ou (déjà) celui des Palestiniens : « Ils sont pris dans un devenir-révolutionnaire, de lutte, parce qu’il n’y a pas d’autre chose à faire. »

Cela résume finalement ce que décrit Romain Huët qui, lors de ses multiples voyages dans la Syrie en guerre, puis en Ukraine depuis 2014 et surtout depuis le 24 février 2022, a rencontré des « gens ordinaires », dans ces deux contextes pourtant différents, soudain « rattrapés par les événements ». À Raqqa ou à Boutcha, ces néocombattants font alors l’expérience de la violence guerrière quotidienne. Et le maître de conférences en sciences de la communication de remarquer, non sans étonnement, que, « à la longue, on finit par s’habituer et par adopter la même attitude. Plus les attaques se répètent, plus la peur diminue. Étrange familiarisation ».

Il faut approcher les ressorts subjectifs qui conduisent des individus ordinaires (…) à tuer et mourir à des fins politiques.

Les expériences décrites rappellent aussi, sans comparaison directe, les écrits du grand écrivain et journaliste russe Vassili Grossman, qui suivit l’Armée rouge de Stalingrad à Berlin, durant plus de mille jours, et relata le quotidien des soldats soviétiques sur le front dans ses Carnets de guerre et son roman Vie et destin. L’ethnographe observe ainsi les mêmes mécanismes psychiques et les mêmes attitudes chez les combattants ou sauveteurs qu’il a suivis sur le terrain, dans un pick-up ou terrés dans un abri, qui se sont engagés, souvent exaltés ou révoltés au départ, au moment où la guerre est devenue une réalité autour de leurs lieux de vie.

Il a ainsi noirci de nombreux carnets sur ces hommes et ces femmes au milieu des combats. « Ces exaltations collectives ne doivent pas faire oublier l’envers de la guerre : au bout d’un certain temps, elle devient une sinistre routine. Les engagés volontaires se familiarisent avec la violence. Ils s’habituent à des conditions d’existence sordides. L’atmosphère est sale : ils mangent mal, dorment peu, vieillissent prématurément, passent l’essentiel de leur temps à attendre, à soigner les blessés, à évacuer puis enterrer leurs morts dans des tombes creusées en avance, par précaution. »

Personne n’est capable de connaître son attitude dans la réalité de la guerre.

Enquête ethnographique fouillée, le travail de Romain Huët veut donc, « au plus près », dans une démarche presque intime de proximité, donner « à voir et à ressentir » leurs existences. Non sans reconnaître sans ambages qu’il s’attache à décrire plutôt qu’à essayer d’expliquer. Car son « ambition est de saisir ‘l’ordinaire’ de ces combattants engagés dans une lutte armée. La question est simple dans son principe : il faut approcher les ressorts subjectifs qui conduisent des individus ordinaires, au sens où ils ne sont pas préparés à la lutte armée, à tuer et mourir à des fins politiques ».

Enquête « au ras du sol »

Tout le livre, poignant, ne peut que faire s’interroger le lecteur : qu’aurais-je fait, moi, dans une telle situation ? « Il s’agit de se demander quelles sont les idées susceptibles de porter à l’engagement dans une violence radicale. »

Or l’auteur souligne bien ces logiques de guerre, ou plutôt l’engrenage violent – et mortifère – qui se met en route : « Que ce soit en Syrie ou en Ukraine, aucun des combattants rencontrés n’a jamais été disposé à tuer. […] Leur caractère ne diffère pas de celui de n’importe qui. Aucun d’eux n’avait d’ailleurs la moindre idée de leur réaction dans un contexte aussi effroyable. Personne n’est capable de connaître son attitude dans la réalité de la guerre. Les plus virils deviennent souvent les plus lâches. » Et le chercheur d’ajouter : « En quelques semaines, la guerre a transformé leur existence ; ils deviennent des sujets de l’histoire. »

Sur le même sujet : L’émeute, éphémère levier politique

On ne ressort donc pas indemne de la lecture de ce livre. L’auteur reconnaît avoir parfois été fasciné par les situations de violence auxquelles il a assisté, mais aussi terrorisé. C’est aussi ce que ressent le lecteur. Romain Huët admet volontiers qu’il n’a pas cherché à construire une analyse sociologique des combattants ou sauveteurs qu’il a croisés et suivis, puisqu’ils ne constituent pas un échantillon représentatif.

Son enquête, « au ras du sol », est bien « scientifiquement impure ». Mais elle documente, au plus près là encore, comment les hommes et les femmes réagissent lorsqu’ils se trouvent à devoir faire face à la violence guerrière. Et, au-delà d’une certaine fascination et d’une volonté de connaître et de comprendre, le chercheur ne fait pas mystère in fine de son sentiment, au retour de ses périples : « Je m’efforce d’apprivoiser l’étrange et la peur. Mais je crois que je peux dire une chose : je n’aime pas la guerre ! »


Les autres parutions de la semaine

L’enlèvement. Une histoire intime de l’affaire des otages français au Liban, Grégoire Kauffmann, Flammarion, 360 pages, 22,90 euros.

« Aujourd’hui, 527jour, les otages français au Liban n’ont toujours pas été libérés… » Qui regardait les journaux télévisés durant la seconde moitié des années 1980 se souvient de cette annonce qui ouvrait chaque JT d’Antenne 2. Le 22 mai 1985, le reporter de L’Événement du jeudi Jean-Paul Kauffmann et le chercheur Michel Seurat étaient enlevés à peine arrivés à Beyrouth, entre l’aéroport et le centre de la capitale libanaise, alors lacérée par déjà dix ans d’une guerre civile qui concentre toutes les tensions du Proche-Orient. Tenue à l’écart par le pouvoir socialiste, notamment le ministre des Relations extérieures Roland Dumas, l’épouse du journaliste, Joëlle, se mobilise avec un vaste réseau de soutien, les « Amis de Jean-Paul Kauffmann », dans une campagne qui va toucher toutes les familles françaises.

Engagée au MLF dans les années 1970, elle réactive des méthodes militantes apprises durant ces années-là, cette fois pour la libération de son mari. Fils d’otage alors adolescent, aujourd’hui enseignant à Sciences Po, Grégoire Kauffmann revient sur ce moment des années 1980, dans un exercice à la fois d’historien et mêlant ses souvenirs personnels de jeune arborant alors la « petite main » de SOS Racisme. À partir des archives, notamment celles du collectif des « Amis », il livre une histoire aussi intime que rigoureuse de cet épisode douloureux qui dura trois longues années, resté gravé dans la mémoire de nombreux Français. Un très beau livre.

Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, François Krug, Seuil, 224 pages, 19,90 euros.

C’est une vieille tradition française. L’extrême droite investit le champ littéraire. Brasillach, Drieu, Céline bien sûr, mais aussi Chardonne, Nimier… Sans oublier Paul Morand, dont Gallimard vient de publier le second tome de son Journal de guerre. 1943-1945, où l’ambassadeur de Vichy à Bucarest qu’il fut, y multipliant les saillies antisémites, écrit : « J’ai été amené à prendre parti parce que je désire l’ordre bourgeois où je suis né quand j’ai peur de tous les récits de la Commune de mon enfance et des Soviets de ma jeunesse. »

Or cette « extrême droite littéraire » est loin d’être un vestige du passé. Puisque trois « visages de la littérature française » contemporaine au moins continuent de porter cette triste tradition : Michel Houellebecq, Sylvain Tesson (dont la nomination comme parrain du Printemps des poètes 2024 a outré), ou Yann Moix, tous « sont restés des ‘compagnons de route’ de l’extrême droite ».

Sur le même sujet : On ne va surtout pas s’énerver

Le journaliste François Krug fait donc ici œuvre très utile que de rappeler les itinéraires de ces trois supposées « stars » d’une coterie littéraire très réactionnaire et qui, depuis leurs plus jeunes années, ont côtoyé les royalistes de l’Action française, les micros de Radio Courtoisie, les associations d’anciens de l’Algérie française, des négationnistes ou la Nouvelle Droite. Une belle enquête qui vient nous rappeler que l’extrême droite littéraire n’est pas qu’un (mauvais) souvenir des années 1930, mais constitue un mouvement nauséabond bien actuel et puissant dans le microcosme intellectuel parisien. Prenons garde.

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