« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »
Ulysse Rabaté, chercheur en science politique de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, retrace dans son ouvrage Streetologie la culture de vie des quartiers populaires comme moteur à pratiques politiques.
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Streetologie. Savoirs de la rue et culture politique / Ulysse Rabaté, préface d’Étienne Balibar / Éditions du commun, 232 p., 16 euros.
Spécialiste des formes d’engagement politique au sein des classes populaires, Ulysse Rabaté tente de comprendre la culture politique des quartiers populaires en analysant les modes de vie de la street (la rue). En passant par l’analyse de leurs mobilisations, de la gauche, des textes de rap et même des Kanak en Nouvelle-Calédonie. Entretien, à l’occasion de la sortie de Streetologie. Savoirs de la rue et culture politique aux Éditions du commun.
En quelques mots, qu’est-ce que la « streetologie » ?
Ulysse Rabaté : C’est un concept qui n’a jamais été utilisé en France, en tout cas pas sous cette forme. Ce livre fait une incursion dans la sociologie politique française, mettant en valeur un ensemble de savoirs formés et composés dans la rue. La streetologie (1) peut se définir comme un ensemble de compétences et de savoirs constitués dans l’univers social des quartiers populaires. La sociologie des quartiers a pu déjà mettre en lumière certains codes de ces quartiers. Je voulais apporter une analyse du lien que les quartiers populaires ont à la pratique politique. Au final, ce sont toutes les interactions bien plus nombreuses qu’on ne le croit entre ces savoirs, ces compétences et ce qu’on peut appeler une pratique politique.
Vous reprenez l’expression de « rendez-vous manqué » entre la gauche et les quartiers populaires, comment peut-on expliquer ce rapport conflictuel entre les deux ?
Je discute cette expression très répandue en France et la conteste un peu. Elle donne l’impression de clore le rapport entre la gauche et les quartiers. Or en observant la réalité et en la vivant, il est plus pertinent de parler de relation conflictuelle que d’un « rendez-vous manqué ». Cela suppose que nous arrivons après la bataille, mais celle-ci est permanente et bien moins linéaire que ce discours. Ce qui est intéressant ce sont les allers-retours en termes d’affection et d’affinité entre la gauche et les quartiers populaires. Il y a des moments de retour et de rencontre entre le discours de gauche et les mobilisations des quartiers populaires, comme à la dernière élection présidentielle.
En quoi la présence institutionnelle dans les quartiers populaires empêche, potentiellement, une culture politique autonome de ces mêmes quartiers ?
Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques et institutionnels. La France est marquée par une présence institutionnelle dans les quartiers, et c’est une particularité qu’il faut noter. Cette présence a de nombreuses conséquences en termes de socialisation politique et du rapport avec les institutions. Elle est produite par un héritage politique, qu’il est important de rappeler. Mais elle produit des formes de mobilisation contre la présence de ces institutions, et in fine des formes de politisation. Une forme de politisation dans le conflit, une critique formant un logiciel politique forcément marqué par une connaissance des logiques politiques et de ses institutions.
La droite réactionnaire tente d’imposer un discours sur la non-mobilisation des quartiers mais en alimentant surtout le discours séparatiste.
Comment répondre à un discours, déjà entendu à gauche, jugeant les habitants des quartiers populaires comme non politisés, car pas présents dans les mouvements sociaux censés rassembler toutes les classes populaires (gilets jaunes, réforme des retraites) ?
Cette accusation est très ancienne et provient de champs politiques différents, qui nécessitent des réponses différentes. La droite réactionnaire tente d’imposer un discours sur la non-mobilisation des quartiers mais en alimentant surtout le discours séparatiste. Pour contrer ce discours-là, j’essaye de démontrer que les habitants des quartiers populaires sont présents dans l’espace de mobilisation. Notamment avec des mobilisations reconnues dans le champ politique comme celle contre le racisme et les violences policières, mobilisant les quartiers populaires depuis des décennies. Ces questions ont pu prendre une place importante, y compris dans le discours dominant de gauche, en construisant leur grille politique du XXIe siècle.
Malgré tout, il ne faut pas idéaliser les mobilisations de ces quartiers et leurs liens avec les mouvements sociaux traditionnels, puisqu’il faut comprendre les fractures qui continuent d’exister. La gauche institutionnelle, bénéficiant d’un certain pouvoir et d’une prétention à parler à la place des autres, a encore un pas à faire pour s’ouvrir à l’univers politique des quartiers populaires. Pour cela, il faut laisser la place à des savoirs qu’on formule dans la street et qui, par plein d’aspects, paraissent inintelligibles pour le champ politique tel qu’il existe. Celui-ci est sociologiquement homogène marqué par une histoire distante avec les quartiers populaires.
Il y a vraiment un manque sur la capacité de la gauche à accueillir cette culture politique.
Je considère qu’il y a vraiment un manque sur la capacité de la gauche à accueillir cette culture politique. Il ne peut pas se régler seulement dans le cadre d’une campagne électorale. Mais il y a aussi un paradoxe, par exemple la mobilisation des quartiers populaires pour la campagne de Mélenchon traduit une certaine vision du monde dans les quartiers et de l’opportunité de saisir un moment électoral pour faire avancer ses intérêts. D’un autre côté, la nécessité de s’interroger sur la gauche comme possible caisse de résonance pour les revendications politiques des quartiers, et je pense que c’est encore une question ouverte.
Pourquoi la culture politique des quartiers populaires a-t-elle été complètement mise de côté par les politiques de gauche ? Comment fait-on pour renouer ce lien-là ?
C’est un problème que la sociologie politique a en commun avec la gauche, c’est-à-dire de penser les classes populaires après la classe ouvrière. En France, on a des enquêtes sociologiques importantes sur ce sujet mais on a toujours du mal à considérer pleinement la dimension politique des pratiques et des discours dans les quartiers populaires.
Ce problème n’est pas nouveau, et c’est aussi ça le paradoxe des quartiers aujourd’hui, il y a une hyperprésence médiatique notamment par leurs stigmatisations mais aussi une hyperprésence culturelle, parfois valorisée. Or il y a une grande difficulté à considérer que cette hyperprésence pourrait avoir un effet politique. La gauche et le mouvement ouvrier se sont toujours reposés sur un socle commun culturel. Pour l’instant, la gauche ne considère pas que la forte dimension contestataire des quartiers est légitime à les représenter, la nourrir mais aussi la changer.
Avant de pouvoir renouer ce lien, il faut d’abord comprendre. Et nous sommes seulement au stade où il faut continuer à révéler toute la légitimité de la culture des quartiers populaires. En essayant de comprendre comment on passe d’une pratique ordinaire présente dans la vie quotidienne des quartiers à un discours et vision du monde amenant à des actions politiques.
Justement, dans votre livre, à de nombreuses reprises vous faites référence à des textes de rap, apparentés aujourd’hui à une culture des quartiers populaires. Pourquoi ce choix ?
Le rap est identifié comme une culture issue des quartiers populaires car cela reflète une réalité. Je fais partie de ceux qui ne peuvent pas faire une analyse des textes de rap sans faire une analyse des conditions réelles dans laquelle le rap se produit, et notamment des conditions sociales qu’ils revendiquent. L’observation de la réalité montre qu’il y a un lien social avec la politique et le rap des quartiers populaires. Partant de ce principe-là, en étudiant la culture politique des quartiers populaires, je me devais d’étudier la forme d’écriture descriptive de leurs modes de vie. En travaillant cet objet-là, je me rends compte que l’interaction est permanente avec la politique.
Je ne connais pas un autre art, en France, parlant plus des institutions que le rap. C’est aussi un lieu de discussion et de débat qui existent déjà dans la street et c’est une forme de parole politique des quartiers populaires. J’essaie de comprendre que les codes de la rue ont toujours une ambivalence, qu’il y a toujours cette idée de collectif et un rapport aux générations. C’est aussi ça l’une des marques de l’engagement politique dans les quartiers populaires : avoir une valorisation de la vie des quartiers en ayant toujours un regard critique, voire même tragique, sur cette vie et les impossibilités qu’elle produit.
Les dernières annonces de Gabriel Attal choquent par leur agressivité mais aussi par leur ignorance.
En quoi la comparaison entre le mouvement de décolonisation kanak en Nouvelle-Calédonie et les quartiers populaires en France était intéressante à faire ?
Aujourd’hui, nous ne pouvons pas parler des quartiers populaires sans une analyse décoloniale, de la reproduction des structures coloniales dans les représentations dominantes sur les quartiers et la sociologie de l’immigration. Ce qui est intéressant dans le mouvement indépendantiste kanak, c’est la valorisation de leur culture à des fins politiques. En rentrant dans ce champ politique, cela a permis de jouer le jeu du dominant. En étudiant les quartiers populaires en France, il y a aussi cette capacité à maîtriser les règles du jeu et parfois même en forçant cette position contestataire, tout en ayant conscience des conséquences et en jouant des représentations dominantes.
Le 18 avril, le Premier ministre, Gabriel Attal a tenu un discours sur les « violences de mineurs » visant surtout la jeunesse des quartiers populaires. En quoi cela vous fait réagir ?
Je pense qu’il faudrait imposer à Gabriel Attal quelques cours de streetologie. Ses dernières annonces choquent par leur agressivité mais aussi par leur ignorance. Les habitantes et les habitants des quartiers ont déjà produit un savoir et des pratiques pour lutter contre les violences qui structurent l’ordre social. On ne compte plus les initiatives prises par les mères de famille, mais aussi par de nombreux jeunes qui ont connu ces expériences et veulent en préserver les générations qui les suivent. La solution est dans cette connaissance, dont le monde politique doit se nourrir.