À Raqqa, le cœur de la jeunesse syrienne bat encore
Il y a dix ans, la Perle de l’Euphrate, au nord-est de la Syrie, basculait dans la terreur imposée par Daech. En 2017, comme une double peine, la ville a été rasée à 80 % par les bombardements de la coalition internationale. Dans ses décombres, des jeunes tentent de donner un sens au mot espoir.
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Le jaune et le bleu de son costume tranchent avec le gris des immeubles. Comme sorti de nulle part, un Minion – célèbre personnage de dessin animé – entraîne des dizaines d’enfants. Une chenille qui ne cesse de tourner en rond. Dans la foule, un petit garçon aux chaussures sales et bien trop grandes pour lui tient le tee-shirt de sa sœur. La majeure partie des enfants présents vivent encore dans les décombres de leurs maisons. « Allez, on s’accroche », répète, tout sourire, Ossama, 29 ans. C’est lui qui se cache sous le déguisement.
Dans sa main, des ballons gonflables roses et bleus. Originaire de Raqqa, il est l’un des fondateurs de l’ONG Balloon, organisatrice de cette fête. « Les filles et les garçons d’ici souffrent depuis trop longtemps. Ils ont besoin de s’amuser comme partout dans le monde. » Le jeune Syrien n’a jamais quitté sa ville. « Le régime Assad, les groupes armés comme Daech, je les ai tous vus. Maintenant on doit rester pour aider ceux qui n’ont pas le choix. » Un attachement pour une cité abandonnée par la communauté internationale et la plupart des grandes ONG.
Les filles et les garçons d’ici souffrent depuis trop longtemps. Ils ont besoin de s’amuser comme partout dans le monde.
Ossama
En 2017, Raqqa a été rasée à 80 % par les frappes aériennes de la coalition anti-Daech qui regroupait près de 80 pays. Personne n’est venu la reconstruire. Elle est désormais administrée, sans qu’il y ait eu d’élection, par les Forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes. Aujourd’hui encore, Daech menace d’en prendre le contrôle. En 2014, l’organisation terroriste a fait de la ville le symbole de sa terreur. Un laboratoire d’où a été planifiée et lancée la vague d’attentats contre l’Europe.
En février dernier, l’ONU parlait d’un « risque de résurgence » du groupe terroriste. « Daech excelle à exploiter toute faiblesse ou lacune du paysage sécuritaire », prévient Interpol, qui met en garde contre la propagande de l’organisation, qui « lui permet de manipuler les récits et d’exercer une attraction sur les plus jeunes ».
Enfants nés sous Daech
À Raqqa, la majorité des enfants ne vont pas à l’école. Pour moins de 1 dollar par jour, ils travaillent pour aider leurs familles. Ils sont des centaines également à fouiller dans les poubelles pour récupérer du plastique et du métal qu’ils pourront ensuite revendre. « C’est pour cela qu’il nous faut plus de soutien pour les aider, parce que sinon, un jour, ils vont rejoindre un groupe armé comme Daech », s’agace Ossama. Il y a quelques semaines, son ONG a lancé un appel sur les réseaux sociaux pour recruter de nouveaux bénévoles. « Je me sens vivante quand je fais quelque chose pour les autres », confie Dania, l’une des nouvelles recrues. « Est-ce que je suis folle ou est-ce que les fous sont ceux qui ont perdu toute humanité ? » s’interroge la jeune Syrienne.
Cette ville, je l’aime, alors je suis restée et je ne veux pas la quitter.
Nour
À 25 ans, elle a fait le choix de revenir à Raqqa. En 2015, terrorisée par les djihadistes, elle a fui sa ville pour rejoindre Damas. « La coalition internationale a totalement détruit ma maison ici, mais j’étais trop nostalgique, alors je suis rentrée », confie-t-elle. Dania nous demande de ne pas mentionner son nom de famille. Elle le sait, elle devra peut-être retourner un jour dans la capitale syrienne, sous le contrôle du régime d’Assad. Un régime qui fait lui aussi régner la terreur et pourrait l’incarcérer simplement pour avoir parlé à des journalistes étrangers.
Nour* a déjà été arrêtée par les hommes de Bachar Al-Assad. C’était il y a un an. Ils l’ont empêchée de prendre un avion pour le Liban où elle était invitée à une conférence. Elle a été interrogée pendant 24 heures à Qamishli, dans le nord-est de la Syrie. « J’ai cru qu’on allait m’envoyer dans la branche Palestine, la prison des services de renseignement. La pire de toutes », se souvient la jeune femme de 27 ans. Son père, Ismael*, est l’un des derniers acteurs de la révolution syrienne encore présents à Raqqa. En 2013, il était avec sa fille de 16 ans dans la rue pour réclamer le départ de Bachar Al-Assad. « Nour est le visage de la Syrie, elle est son futur », lance l’homme installé dans le salon de son immeuble, planté au milieu d’un quartier en partie détruit.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Ses deux fils, menacés de mort, par les djihadistes ont dû partir se réfugier en Irak et en Turquie. Nour est restée et a dû se plier aux règles imposées par l’organisation terroriste pendant près de trois ans. « Je ne sortais quasiment jamais pour ne pas avoir à porter leur niqab noir. Cette ville, je l’aime, alors je suis restée et je ne veux pas la quitter. C’est avec elle que je vais finir ma vie », confie la jeune femme. Loin des injonctions de la société traditionnelle syrienne, elle a fait le choix de ne pas se marier. « Pas le temps d’aimer quelqu’un ! » répète celle qui confie ne plus avoir versé une larme depuis dix ans, depuis que Daech a pris le contrôle de Raqqa.
Dix mois plus tôt, Nour fêtait avec son père le départ du régime de cette même ville. La blessure est trop profonde. Une blessure invisible qu’elle essaie de soigner en multipliant les actions avec des ONG locales engagées dans la reconstruction. Aujourd’hui, Nour travaille avec Oxygen, qui œuvre pour la réintégration des femmes de Raqqa mariées à des djihadistes étrangers. Elles sont des centaines, veuves pour la majorité. Après la chute territoriale de Daech en 2019, elles ont été retenues dans l’immense camp de Al-Hol dans le nord-est de la Syrie. Depuis quelques mois, elles sont renvoyées par petits groupes à Raqqa avec leurs enfants. Un nouveau défi pour la ville.
Moi, je suis en colère contre les pays occidentaux qui nous ont abandonnés.
Ismael
« J’ai longtemps refusé de m’engager dans ce type de projet mais j’ai finalement accepté. Beaucoup de ces mères ont été mariées très jeunes à des membres de Daech. Quel est leur avenir, et celui de leurs enfants ? J’ai de la peine pour eux, explique Nour. Ces femmes doivent être réintégrées à notre société, surtout pour le futur de leurs filles et de leurs fils. Ils sont nés sous Daech, ils sont encore petits. Si on ne prend pas soin d’eux, ils deviendront les prochains combattants djihadistes. Si on arrive à faire sortir leurs mères de l’idéologie de Daech, leurs enfants suivront. »
La jeune Syrienne organise notamment des activités avec ces enfants, dont la majorité ne sont pas scolarisés. Nés de père étranger, et pas reconnus officiellement à leur naissance, ils n’ont pas la nationalité syrienne. « Je suis si fier d’elle, confie avec pudeur Ismael. Moi, je suis en colère contre les pays occidentaux qui nous ont abandonnés. »
Un vélo nommé liberté
Faris Thakhera aussi est en colère contre ce monde qui lui a tourné le dos. Mais il ne perd jamais son sourire. Parce qu’il s’est opposé à Daech en 2014, il a dû fuir du jour au lendemain. « En 2017, lorsque les djihadistes ont quitté la ville, je suis revenu pour quelques jours, mais je suis finalement resté », se souvient le Syrien de 29 ans. Depuis son retour, inlassablement, il lance des projets pour insuffler un peu d’espoir dans cette ville autrefois surnommée la Perle de l’Euphrate. Avec plusieurs amis, il a monté un club de vélo : le Raqqa Cycling.
Ce vendredi après-midi du mois d’avril, les cyclistes ne passent pas inaperçus. Ils sont une dizaine d’hommes juchés sur des vélos plus ou moins en état de rouler. C’est Faris Thakhera qui ouvre le minipeloton. « À gauche, on prend la direction de l’hippodrome. » Tout le monde se retourne sur leur passage. En Syrie, le vélo est utilisé comme moyen de transport par les familles les plus pauvres. Il n’est pas considéré comme un loisir. « Certains nous disent que ce n’est pas une priorité. On se moque de nous. On essaie de changer cette image pour montrer que c’est bien », explique le jeune homme.
On se moque de nous. On essaie de changer cette image pour montrer que c’est bien.
F. Thakhera
Au total, près de 200 personnes ont déjà rejoint le Raqqa Cycling, dont une quarantaine de jeunes femmes. Mais la plupart n’ont pas de vélo. « Il faut dépenser une centaine de dollars pour en acheter un de qualité, c’est plus d’un mois de salaire ici. Et puis on n’a pas beaucoup de choix, on n’a pas de VTT par exemple. » Pourtant un vélo tout-terrain serait bien utile dans les rues de Raqqa où il faut slalomer entre les trous, les déchets ou les décombres. « Sur mon vélo, je ressens un sentiment de liberté. » Une liberté à laquelle des centaines de milliers de Syriennes et de Syriens aspirent depuis le 15 mars 2011, date du début de la révolution.