Le Portugal regarde la droite radicale droit dans les yeux

Le pays célèbre cette année les cinquante ans de la chute de la dictature d’António de Oliveira Salazar, en plein retour en force de l’extrême droite sur la scène politique. Un choc pour les victimes du régime fasciste, qui tentent à leur manière de faire vivre la mémoire.

Kenza Soares El Sayed  • 2 mai 2024 abonné·es
Le Portugal regarde la droite radicale droit dans les yeux
Celeste Caeiro, 90 ans, qui avait remis des œillets rouges aux militaires participant à la révolution portugaise le 25 avril 1974, lors de la célébration du 50e anniversaire du coup d'État militaire qui mit fin à la plus longue dictature d'Europe et à 13 années de guerres coloniales en Afrique.
© PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP

« Je me souviendrai toujours lorsque mon fils m’a appelée pour me demander : ‘Maman ? Ton grand-père faisait environ quelle taille ? Je crois que j’ai trouvé quelque chose’ », se remémore avec émotion Ana Ferreira, 59 ans, habitante de Lisbonne. Après plusieurs jours à éplucher les anciens registres de la Police internationale et de défense de l’État (Pide) – les services de renseignements chargés au Portugal de traquer les opposants au régime fasciste de l’État nouveau (1933-1974) – son fils Miguel, âgé de 26 ans, a fini par dénicher le dossier de son arrière-grand-père. Luís António Ferreira (1907-1996), emprisonné pour la première fois en 1936, était typographe pour le journal República, et écrivait clandestinement pour Avante !, l’organe de presse du Parti communiste portugais.

L’Institut des archives nationales de la Torre do Tombo, à Lisbonne, compte près de 30 000 fiches similaires à celle de Luís António Ferreira, avec les noms, coordonnées, caractéristiques physiques et parcours carcéraux des résistants à la dictature d’António de Oliveira Salazar. Autant de témoignages du rôle central de la police politique dans le maintien du régime, surveillant, emprisonnant, torturant, et allant parfois jusqu’à tuer celles et ceux accusés de conspirer contre l’État.

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À l’occasion du cinquantenaire de la révolution des œillets, du 25 avril 1974, marquant la chute de la plus longue dictature d’Europe, certains Portugais se replongent dans leur passé. « J’aimerais retracer l’histoire de mon grand-père. Il y a en particulier un livre dont il est l’auteur, que la police a confisqué lors d’une perquisition et que je voudrais récupérer. Peut-être qu’il y racontait ses détentions », explique Ana Ferreira. « Les agents de la Pide procédaient toujours ainsi : ils frappaient à la porte tôt le matin, en se faisant passer pour le boulanger qui venait livrer le pain. Ma grand-mère ouvrait, et là, ils entraient et frappaient tout le monde. »

D’après son dossier, comprenant des portraits de lui en noir et blanc à différents âges, Luís António Ferreira est passé par les pires prisons politiques du pays : celles d’Aljube et Caxias, dans la région de Lisbonne, Peniche, près de Leiria, ou encore la prison d’Angra do Heroísmo, aux Açores. Pour les protéger, le typographe ne s’épanchait pas auprès de sa femme et de ses enfants sur ses activités politiques, ni sur les sévices subis derrière les barreaux. C’est après le 25 avril 1974 que le militant du Parti communiste a commencé à se confier, auprès de sa petite-fille notamment.

Sans revendiquer ouvertement l’héritage du salazarisme, Chega sait qu’il existe une partie de la population qui est nostalgique de cette période.

R. Marchi

« Il racontait par exemple la “torture de la poêle” : cela consistait à enfermer des prisonniers dans des salles chauffées parfois jusqu’à 50 °C, en les empêchant de s’asseoir ou de s’appuyer contre les murs. Ils finissaient par se brûler la plante des pieds », explique celle qui est aujourd’hui gardienne d’immeuble dans le centre de Lisbonne, près de son quartier natal. Du parcours de son grand-père, elle connaît aussi des récits plus pittoresques, comme sa participation supposée à l’organisation de la spectaculaire fuite du dirigeant communiste Álvaro Cunhal, le 3 janvier 1960, en descendant par une corde la muraille du fort de Peniche.

Un retour en arrière

Faire à nouveau la lumière sur ces histoires apparaît presque comme un acte de résistance pour Ana Ferreira, dans un contexte où le Portugal assiste à une ascension fulgurante de l’extrême droite au Parlement. Aux élections législatives du 10 mars dernier, le parti populiste Chega, créé en 2019, est en effet parvenu à faire élire 50 députés, raflant 18 % des voix. « Je le vis comme un vrai retour en arrière. Je ne comprends pas comment les gens peuvent avoir des idées aussi rétrogrades », déplore-t-elle.

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Comme l’explique Riccardo Marchi, historien spécialisé sur l’extrême droite portugaise, chercheur à l’Institut universitaire de Lisbonne (ISCTE) : « Sans revendiquer ouvertement l’héritage du salazarisme, Chega sait qu’il existe une partie de la population qui est nostalgique de cette période, bien que très minoritaire, et cherche à capter son appui. » En effet, selon une récente étude menée conjointement par l’Institut des sciences sociales (ICS) et l’ISCTE, 23 % des Portugais estiment que le régime autoritaire avait davantage d’aspects positifs que négatifs. Chez les électeurs de Chega, cette bonne opinion de l’époque de la dictature s’élève à 35 %.

Le 8 mai 1974, des Lisboètes soutiennent le renversement du régime de Salazar. (SVEN-ERIK SJOBERG/DN / TT NEWS AGENCY / AFP.)

Fait encore plus inquiétant, le parti d’André Ventura a obtenu 25 % des voix chez les 18-34 ans, s’imposant comme second parti dans la jeunesse – après l’Alliance démocratique, coalition de droite qui a remporté les législatives, avec 28 % des voix au sein de la même tranche d’âge, selon une étude. « Au Portugal, les jeunes ont une plus grande propension que leurs aînés à voter pour la droite radicale, mais on ne sait pas encore exactement pour quelles raisons », explique Riccardo Marchi. « Dans leur cas, bien plus qu’une quelconque nostalgie des régimes autoritaires, on peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un vote de protestation, en raison des difficultés auxquelles ils sont confrontés : chômage, précarité, difficultés à se loger », analyse l’historien.

Je pense qu’il y a un problème dans la transmission générationnelle.

R. Santos

De son côté, depuis environ deux ans, Raimundo Santos, ancien militant contre le régime fasciste, emprisonné lui aussi à plusieurs reprises, se sent investi d’une mission : transmettre cette mémoire aux plus jeunes. À l’occasion des commémorations du cinquantenaire de la révolution des œillets, il se rend dans les établissements scolaires pour raconter son histoire. « Je pense qu’il y a un problème dans la transmission générationnelle. Pour beaucoup de jeunes, ces questions apparaissent comme lointaines, appartenant au passé. Quand j’interviens devant les classes, j’essaie de rendre le récit plus vivant. Cela donne toujours lieu à des interrogations très intéressantes : est-ce que la torture a vraiment existé ? Comment s’est déroulée la révolution ? », relate-t-il.

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Raimundo Santos est, en effet, très préoccupé par le retour de l’extrême droite. « Certes, ce ne sont pas des héritiers directs. Au Portugal, la transition démocratique est le fruit d’une révolution sociale, par en bas, ce qui a permis de purger les institutions des éléments fascistes. C’est différent de l’Espagne par exemple, où le régime s’est ‘autoréformé’ et où de nombreux franquistes se sont maintenus dans les partis traditionnels de droite après 1975, analyse Raimundo Santos. Mais cela ne les empêche pas d’être dangereux, même s’ils arrivent sous d’autres formes. »

Raimundo Santos n’est probablement pas le seul à sentir venir le danger. Le jeudi 25 avril 2024, des dizaines de milliers de personnes ont inondé l’avenue de la Liberté à Lisbonne, pour célébrer l’anniversaire de la révolution, chantant « 25 avril, toujours ! Fascisme, jamais plus ». « Certes, la portée symbolique du cinquantenaire ramène du monde, concède Ana Ferreira, qui attend chaque année le 25 avril ‘comme [elle] attend Noël’. Mais je suis sûre que les gens ont aussi voulu faire un pied de nez à l’extrême droite. » Parmi les partis élus à l’assemblée, Chega est le seul à ne pas avoir pris part à la marche.

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